Le coup de rabot à venir dans les dépenses publiques intervient au moment même où les opérateurs de l'action sociale se démènent pour financer les revalorisations salariales liées à l'élargissement de la prime Ségur. Jean-Luc Gautherot, ingénieur social, s'inquiète dans cette tribune libre* des conséquences de ces choix politiques.
Avec une crise d’attractivité qui perdure, des conseils départementaux dans le rouge et une extension du Ségur non financée, la situation des opérateurs de l’action sociale était déjà très tendue. L’annonce par le nouvel exécutif, d’une baisse de 40 milliards d'euros pour les dépenses publiques, pourrait précipiter les dégâts dans les associations les plus fragiles.
Déficit et dette publique : rappel et état des lieux
Quand sur une année, le total des dépenses – des budgets opérationnels de programme de l’État (BOP), de la sécurité sociale, et des collectivités territoriales – est supérieur aux recettes de ces trois domaines, on parle de déficit.
Les règles de l’Union européenne nous obligent à veiller à ce que le déficit de l’année ne dépasse pas 3 % du PIB de la même année. La dette publique recouvre, quant à elle, tous les emprunts que la France a en cours et qu’elle a dû souscrire pour financer ces trois domaines (État, sécurité sociale, collectivités territoriales).
Le nouvel exécutif annonce un déficit de 6 % pour l'année 2024. Notre dette a atteint un niveau record de plus de 3 000 milliards d'euros. Nous ne respectons pas nos engagements européens et cette situation crée une perte de confiance chez les prêteurs qui nous appliquent des taux plus élevés qu’à d’autres pays d’Europe comme l’Espagne ou l’Italie.
C’est avec ce constat que le nouveau gouvernement justifie la coupe rase annoncée de 40 milliards d'euros. Quant aux conseils départementaux qui financent largement l’action sociale, nombre d’entre eux sont exsangues du fait de la chute du marché de l’immobilier, dont ils tirent une bonne partie de leur recette via les droits de mutation.
Coup de rabot : qui sera impacté ?
Il faudra analyser les baisses de budget votées dans le cadre de la loi de finances et de la loi de financement de la sécurité sociale pour anticiper les impacts sur les différents secteurs de l’action sociale.
La baisse du montant des BOP de la loi de finances impactera les acteurs des politiques d’État : AHI (BOP 177), IAE (BOP 102), égalité femmes-hommes (BOP 137), protection des majeurs (BOP 304), politique de la ville (BOP 147), immigration et asile (BOP 303).
Le décret de février 2024 qui officialise une coupe de 10 milliards d'euros avait déjà raboté nombre de ces BOP. Dans le cas de la PJJ, la baisse a été concrétisée par le non-renouvellement de centaines de postes de contractuels.
Le pouvoir d’influence que le Rassemblement national (RN) a gagné à l'occasion du chambardement politique de cet été lui permettra peut-être de faire passer en priorité des baisses sur le programme immigration et asile.
En ce qui concerne les secteurs des personnes âgées et du handicap, c’est du côté du projet de loi de financement de la sécurité sociale qu’il faudra regarder pour anticiper les impacts.
Difficultés de financement de la prime Ségur
Au pire, les opérateurs de l’action sociale verront le financement de leur secteur baisser ; au mieux, ce financement sera gelé. Or de nombreux opérateurs sont déjà dans des situations financières insoutenables parce que l’extension de la prime Ségur à toutes les fonctions n’est pas financée par les pouvoirs publics ou alors partiellement.
La dépense supplémentaire annuelle se chiffre souvent en centaines de milliers d’euros (jusqu’à 800 000 euros pour les gros opérateurs). Ils peuvent pour certains puiser dans leur trésorerie pendant deux ou trois ans pour faire face.
La principale conséquence de ce coup de rabot pour l’action sociale est donc la suivante. Il crée une situation dans laquelle, il n’y a a priori aucune chance qu’une augmentation des budgets BOP ou du budget sécurité sociale viennent couvrir les dépenses supplémentaires liées au Ségur.
Quant aux conseils départementaux, la plupart d’entre eux, excepté ceux qui sont gouvernés par des élus socialistes, ont d'ores et déjà annoncé qu’ils ne financeraient pas cette dépense. Quand les opérateurs auront vidé leur trésorerie, ils commenceront à subir des dégâts.
Licenciements, fusion, perte de qualité
Des licenciements seront peut-être incontournables pour sauver les organisations. Plusieurs centres sociaux, confrontés au même problème de financement de l'augmentation des salaires via leur convention collective, ont déjà procédé à des licenciements.
Ne pas remplacer les départs en retraite pourra limiter la casse, mais en retour la charge de travail des salariés qui restent augmentera. Pour réduire la voilure, des fermetures d'établissements ou de services s’imposeront probablement.
Les associations gestionnaires qui ne disposent pas d’une grosse trésorerie seront peut-être contraintes de fusionner avec des plus grosses ou leurs activités seront reprises en régie par des conseils départementaux dans le secteur de la protection de l’enfance.
Dernier point : les principaux perdants seront les usagers. Les impacts listés ci-dessus créeront forcément une perte de la qualité des prestations.
Que faire ?
Alors que faire dans cette impasse ? Décider de ne pas payer le Ségur aux salariés et risquer des contentieux devant le tribunal des prud’hommes ainsi qu’une crise sociale à l’intérieur de l’organisation ?
S’appuyer sur un CPOM qui rend la convention collective inopposable pour ne pas payer mais risquer de voir ses salariés partir chez les opérateurs qui paieront le Ségur ?
Recourir à la justice pour obliger les autorités de tarification à payer, sans beaucoup d’espoir de succès et avec le risque d’un dangereux retour de flamme de ces mêmes autorités ?
Une mobilisation collective de tout le secteur de l'action sociale pourrait être tentée pour demander une reventilation des budgets, mais sans hausse des dépenses, pour financer les primes Ségur.
Mais elle est peu plausible. Chaque secteur continue à défendre son pré carré malgré l’invitation de l'Uniopss à créer une force commune pour parler d’une seule voix.
« There is no alternative ! », disait Margaret Thatcher pour tenter de faire croire au monde entier que l’économie libérale était le seul choix possible. Des économistes keynésiens remettent en question l’idée selon laquelle, aujourd’hui, la France n’aurait pas d’autres choix que de couper drastiquement dans ses dépenses publiques.
En réalité, en matière de société humaine, il y a toujours des alternatives. Elles sont dans les urnes.
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