Quatrième et dernière rédactrice de ce Carnet de bord, Laura Izzo travaille dans le champ de la protection de l'enfance, plus spécialement dans un service d'action éducative en milieu ouvert (AEMO). Elle nous raconte les décisions difficiles à prendre, illustrées par l'histoire de quatre enfants de 5 à 13 ans.
En AEMO, la question de la qualité des liens que l'enfant entretient avec ses parents et leurs impacts sur son devenir est au cœur de nombreuses problématiques familiales. Que les parents se déchirent, qu’ils soient violents, empêchés par la maladie ou la précarité, qu’ils soient absents ou à l’inverse trop fusionnels, la nature de la relation entretenue tracera son sillon dans l’histoire de chacun. Parfois salvatrice, d’autres fois destructrice ou émancipatrice, la relation de l’enfant à ses parents est une source où s’alimentent la joie, l’attente, la colère, la peine ou encore la tendresse, la frustration et tant d’autres émotions.
Dans l'intérêt de l'enfant...
Dans le cadre d’un accompagnement éducatif en milieu ouvert, à quel moment est-il dans l’intérêt d’un enfant de diminuer, d’encadrer, voire de suspendre les contacts qu’il entretient avec l’un de ses parents ? Lorsqu’elle se pose, cette question extrêmement complexe, mobilise en chacun de nous des forces et des représentations multiples et donne lieu en réunion à des débats animés.
Paul ou l'impossible lien maternel
Le petit Paul a 8 ans, il vit chez son père et la compagne de celui-ci. Son papa décède brusquement, le petit garçon est alors confié par le juge des enfants à sa belle-mère qui devient « tiers digne de confiance ». La mère de Paul, souffre de graves troubles psychiatriques et n’a jamais vécu avec l’enfant. Elle voit son fils deux fois une heure, chaque mois, dans le cadre de visites médiatisées. Paul n’est jamais seul avec sa maman. Pourtant le garçonnet se plaint d’avoir peur d’elle. Troublé, il demande au sortir d’une de ses rencontres qui est son « vrai » père puisque sa mère lui assure qu’il est fils de Dieu.
Malgré la tendresse d'une mère
Les mois passant Paul se tortille, souffre du ventre, vomit et urine dans sa culotte, avant de se rendre à l’espace rencontre. Sa belle-mère doit le changer précipitamment et se hâter pour ne pas faire trop attendre la maman qui patiente. La mère de Paul manifeste de la tendresse pour son fils, toujours heureuse de le voir, elle ne rate aucune visite. Elle a des attentions pour l’enfant, lui achète des bandes dessinées et des gâteaux le jour de son anniversaire. Elle ne remet pas en cause le fait que Paul vive auprès de sa belle-mère, mais elle souhaiterait passer plus de temps avec le petit. Cette femme fait probablement de son mieux ; néanmoins, Paul développe d’inquiétants symptômes qui donnent à entendre son malaise malgré le cadre très restreint de ces rencontres. Le moment est-il venu, malgré les demandes maternelles, de diminuer davantage encore le peu de temps que Paul partage avec sa mère ?
Le choix de Guillaume après un divorce
Guillaume, 11 ans, refuse catégoriquement de voir sa mère. Lorsqu’il la croise dans les couloirs du palais de justice, il détourne le regard, ne lui répond pas, et se comporte comme si elle était invisible. Il affirme le regard clair et le menton levé : « Je ne l’aime pas » . Il s'inquiète, soudain tremblant et en sueur à l’idée que nous l’obligions à rencontrer sa maman avec laquelle il n’a plus de contact depuis plus d’un an maintenant. Aucun élément ne vient pointer une quelconque dangerosité chez la mère. Au contraire, les multiples experts psychiatres diligentés dans cette situation au fil des décisions judiciaires incessantes, s’accordent à dire qu’elle est adaptée, affectueuse et souffre terriblement de la situation actuelle. Elle explique que le lien avec son fils s’est progressivement délité depuis la séparation du couple et un divorce conflictuel. Elle accuse le père d’empêcher les rencontres et d’instrumentaliser l’enfant pour se venger de son départ avec un autre homme.
Situation inextricable ?
Évidemment, le père se défend, estimant a contrario, que Guillaume, gagnant en maturité, peut maintenant exprimer sa propre volonté, constatant le désintérêt de sa mère pour lui. La mère ne voyant plus son fils finit par porter plainte pour non-présentation d’enfant ; convoqué en correctionnelle, le père fait valoir l’opposition de Guillaume. Son conseil présente plusieurs attestations médicales expliquant que l’enfant se met à hurler, se pelotonne en boule tel un hérisson et qu’il est inenvisageable de le contraindre à rejoindre sa mère dans de telles conditions. La situation paraît inextricable. Sommes-nous confrontés à un authentique cas d'aliénation parentale ? Faut-il renouer un lien entre Guillaume et sa mère ? Et si oui, comment ?
Marianne de nouveau placée
Après douze années de placement, Marianne, 13 ans, quitte sa famille d’accueil pour vivre désormais avec sa mère. Celle-ci ravie, n’avait de cesse de réclamer auprès du juge des enfants la mainlevée du placement, faisant valoir combien sa situation avait évolué au fil des années. Madame S, auparavant sans domicile fixe, mit Marianne au monde seule, dans la rue sous des cartons. Aujourd’hui, elle dispose d’un confortable logement, sa situation sociale est stabilisée, elle travaille, ne consomme plus d’alcool.
Retrouvailles difficiles
Dix mois plus tard pourtant, Marianne appelle en urgence le service d’AEMO et demande à être de nouveau placée. L’adolescente explique que sa mère se bat avec son nouveau compagnon, les cris rythment le quotidien et l’appartement est envahi par les camarades SDF qui y sont généreusement hébergés. Plusieurs fois, Marianne dut repousser des hommes avinés qui se faisaient trop collants. Lorsque la jeune fille réalise qu’elle sera placée dans une institution et qu’elle ne pourra pas retrouver sa place auprès de son ancienne famille d’accueil, elle s’écroule en pleurs.
Éden refusé
Comment négocier avec un adolescent, après de longues années de placement le désir légitime mais fantasmé d’une vie auprès d’un parent, sans faire vaciller l’équilibre et la place qui était la sienne auparavant ? Comment lui garantir une continuité affective cohérente, permettant, dans le même temps, de se confronter à la réalité d’un quotidien, que, faute d’expérimenter, il risque d’idéaliser, tel un Éden, qui, refusé risque alors d’alimenter une colère ou un sentiment d’injustice durable ?
Gabrielle ou le poids d'un secret
La maman de Gabrielle est incarcérée. La petite fille de 5 ans ne le sait pas, rien ne lui a été expliqué. La famille estime qu’il est préférable qu’elle reste dans l’ignorance. La réprobation sociale, le poids de la transgression, la honte, mais aussi le désir de préserver pour sa fille l’image d’une mère intègre et admirable, font raconter au père de Gabrielle une triste fable : « Maman est malade, elle est à l’hôpital ».
Accompagner les visites en prison
La fillette au diapason du secret familial, n’ose questionner et se mure dans le silence. Les semaines passent, lentement Gabrielle se consume. Monsieur T, n’entend pas la nécessité de vérité. Il faut un long travail de négociation et d’élaboration pour qu’il admette en notre présence, énoncer la réalité des faits, et plus tard que Gabrielle rencontre sa mère en prison. Les non-dits vampirisent, le plus souvent, la vitalité des enfants alors que bien des parents estiment que leur discrétion les protège, qu’ils sont trop petits pour comprendre, que l’ignorance est garante de leur innocence. Comment accompagner un enfant vers des visites avec son parent en prison ? À quel moment ? Que lui expliquer ?
De la relativité en protection de l'enfance
Ce n’est là qu’un petit panel des interrogations auxquelles nous nous confrontons mes collègues et moi, jour après jour, dans la pratique quotidienne de l’accompagnement de ces enfants et de leurs parents.
Nous venons de fêter, à bas bruits, à peine un murmure, le 31e anniversaire de la convention internationale des droits de l’enfant. Régulièrement, la protection de l’enfance est pointée du doigt car soupçonnée d’entretenir une politique familialiste au détriment de l’intérêt de l’enfant. Nous mettrions trop de temps et serions bien trop timorés à séparer les enfants de leurs parents défaillants. Proches de nous, d’autres pays à l’inverse sont accusés de placement au premier soupçon et de retraits abusifs sans faire grands cas des liens familiaux.
« L'intérêt supérieur de l'enfant »
Dans la pratique, il est difficile d’être idéologue en matière de protection des enfants. Chacun trouvera les exemples pour argumenter sa conviction. La seule règle qui vaille est résumée dans l’article 9 de la convention des droits de l’enfant : « La séparation doit être nécessaire dans l’intérêt supérieur de l’enfant. »
Depuis Einstein, nous savons que la gravitation influence l’écoulement du temps, cette révolution du rapport au monde n’est pas sans rappeler qu’en matière de relation humaine, il n’y a pas non plus de référence absolue. Il est indéniable que nous manquons aujourd’hui de dispositifs alternatifs et de places d’accueil pour les enfants qui nécessitent une protection hors de leur environnement familial.
Évolution des dynamiques familiales
Ce manque participe parfois au maintien d'enfants au sein de familles dysfonctionnantes. C’est inacceptable. Mais je sais aussi que dans le cadre de mesures d’AEMO, l’essence même de notre travail et de croire en la capacité de transformation et d’évolution des dynamiques familiales et que pour Paul, Guillaume, Marianne et Gabrielle, comme pour tous les autres, nous cherchons mes collègues et moi à nous ajuster au plus près de l’intérêt de chacun. Aucune réponse n’est jamais acquise, ce qui est valable pour l’un ne l’est pas forcément pour l’autre.
Paul, Guillaume, Marianne, Gabrielle...
Pour Paul, le juge des enfants a demandé une nouvelle expertise psychiatrique et suspendu temporairement les liens avec sa maman. Dans le cas de Guillaume, nous ne sommes pas parvenus à faire évoluer la situation ; Marianne a été confiée à l’aide sociale à l’enfance et accueillie dans un foyer ; Gabrielle a pu progressivement voir sa mère, régulièrement, au cours de parloirs adaptés.
Relation déshumanisée
Aujourd’hui, dissimulé derrière nos masques de chirurgien, le manque d'expression de nos visages sans bouche et sans sourire, déshumanise la relation. Les voix sont étouffées, la parole semble jaillir de nulle part. La distanciation physique nécessaire nous place éloignés les uns des autres, disséminés à travers l'espace tel les quilles d’un jeu égaré. La gageure est grande pour les travailleurs sociaux dans le cadre de mesure d’AEMO de continuer malgré tout à exercer au mieux leurs missions et nous ne dirons jamais assez la complexité d’accompagner en protection de l’enfance, aujourd'hui plus encore.
« Carnet de bord » à quatre voix
Voici revenu le temps d'un confinement qui colporte interrogations professionnelles et périls sanitaires. Les missions du travail social et médico-social sont, chaque jour, remises sur la table et de plus en plus placées sous le regard du grand public. Si voici quelque temps, il était (peut-être) possible de vivre caché pour vivre heureux, ce n'est plus possible. Il faut exposer les situations, argumenter, se poser des questions. Qui mieux que les professionnels sont en mesure de nous rendre compte de leur vécu.
Voilà pourquoi Le Media Social a décidé de lancer ce « Carnet de bord » hebdomadaire pour laisser s'exprimer quatre professionnelles de secteurs différents. Pour « ouvrir le bal », nous avons demandé à Ève Guillaume, Christel Prado, Dafna Mouchenik et Laura Izzo de tenir à tour de rôle ce carnet de bord. Qu'elles en soient ici remerciées. Évidemment, ces chroniques appellent le témoignage d'autres professionnels. À vos claviers !
Les propos tenus par les professionnels dans le cadre de ce « Carnet de bord » n'engagent pas la rédaction du Media Social.
Les « Carnets de bord » précédents :
- Aide à domicile : une non-intervention qui coûte bien cher, par Dafna Mouchenik
- Le temps et l'instant, par Christel Prado
-
Ehpad : la gestion de crise, mais jusqu'où ? par Eve Guillaume