Laura Izzo travaille dans le champ de la protection de l'enfance, plus spécialement dans un service d'action éducative en milieu ouvert (AEMO). À partir de situations vécues, elle nous décrypte les ambiguïtés de la relation avec les parents quand elle doit mettre en œuvre une mesure d'assistance éducative.
La caractéristique fondamentale d’une mesure d’AEMO [action éducative en milieu ouvert] est qu’elle est ordonnée par le juge des enfants et s’impose aux parents. Elle relève du champ judiciaire civil de la protection de l’enfance et même si la loi précise que le magistrat doit rechercher autant que faire se peut l’adhésion des parents, au final, seul le juge est souverain. Les jugements ou les ordonnances stipulent souvent qu’il conviendra d'apporter “aide et conseil” à la famille.
Saisine de la justice
La loi de 2007 réorganisant le champ de la protection de l’enfance a donné, en première intention, la priorité aux aides éducatives contractualisées entre les départements et les détenteurs de l’autorité parentale. La justice n’est donc saisie que lorsque le refus ou l’absence de coopération de ces derniers empêche l'évaluation de la situation et son évolution ou lorsque la gravité du danger auquel l’enfant est exposé nécessite une protection immédiate et impérieuse.
Autant dire donc que les parents que nous recevons sont rarement demandeurs d’aide ou de conseils, et viennent souvent en traînant les pieds.
« On t'aime pas »
C’est clairement le cas avec Monsieur et Madame B, assis dans la salle d’attente, leurs visages fermés témoignent de leur mécontentement. Entre eux, Tristan, cinq ans, se mord frénétiquement la bouche tout en regardant, absorbé, les bulles d’une bande dessinée. Je me présente et les invite à me suivre dans un bureau. À peine sommes-nous installés que le garçonnet se campe face à moi, chasse la mèche de cheveux qui retombe sur ses yeux d’un mouvement de la main et déclare : « Nous on veut pas être là et toi on t’aime pas ! »
Loyauté de l'enfant
Dans ce « nous » tranchant, le corps tendu sur la pointe des pieds pour se faire le plus grand possible, il y a chez ce garçonnet toute l’évidence de sa loyauté à l’opposition encore tacite de ses parents. Le dévouement de l’enfant est aussi souvent associé à un sentiment diffus de culpabilité. Ce sont ses difficultés, son comportement ou paroles, qui ont donné l’alerte et généré l’intervention judiciaire contrariant tant ses parents.
Traces d'ecchymoses
Le père opine du chef aux propos de son fils : « Ben oui, il dit vrai le gosse, c’est pas après vous, mais on a pas le temps pour vos rendez-vous et le petit y va bien, c’est pas vrai qu’on le tape, on l’a dit au juge ! c’est des conneries tout ça ! » Dans son jugement, le magistrat expose le contexte : Tristan a été examiné par le médecin scolaire car il présentait des traces d'ecchymoses sur les avant-bras. L’enfant expliqua : « Papa s’est fâché à cause qu’hier j’ai eu des mots sur mon cahier. »
Refus d'une aide éducative
Les parents entendus par le service social scolaire reconnaissaient s’énerver parfois et ne pas savoir comment répondre à l’enseignante qui leur signalait l’agitation excessive du gamin. Une aide éducative leur a été proposée, ils la refusèrent justifiant ne pas avoir besoin des services sociaux pour élever leur enfant. Ils assuraient avoir compris et promettaient de ne plus agripper Tristan aussi fort. Peu convaincu par l’authenticité de la prise de conscience du caractère inadapté de leurs réponses éducatives, le service social scolaire adressa un signalement qui aboutit à la saisine du juge des enfants.
Maître d'œuvre de l'intervention
Dans ce genre de situation, d’emblée, je conforte les parents dans leur mécontentement : « Vous avez bien raison de vouloir que la mesure éducative s’arrête, mais qu’est-ce que vous proposez pour que le magistrat soit suffisamment rassuré de la situation de Tristan et puisse prendre la mainlevée de la mesure ? »
C’est une manière de les positionner comme maître d'œuvre de l’intervention, il leur appartient de faire en sorte que celle-ci cesse. Pour cela, il va falloir qu’ils acceptent de modifier leurs réponses éducatives. Le déni ne ferait que pérenniser l’intervention judiciaire, voire en accroître les modalités. J’ajoute alors en souriant : « Vous n'êtes pas près de vous débarrasser de moi. »
« Ce gosse nous rend fous »
Je sens un vacillement chez le père, il se trouble : « Ouais, ouais, bon des fois c’est pas qu’on le tape c’est pour le calmer, il saute partout, le gosse, on l’attrape quoi ! Vous feriez quoi vous ? On est patients, faut pas croire, mais ce gosse, il nous rend fous des fois ! À croire qu’il le fait exprès ! Les voisins, ils cognent contre les murs et le gosse, il s’arrête pas, il lance le ballon et il a même cassé le lit à faire comme si c'était un trampoline ! »
Tristan ne pipe mot, soudain terne et avachi sur une énorme peluche dans un coin de la pièce. La mère souligne tout ce que dit son mari, ponctuant ses propos de : « Oui.. oui… c'est ça... c’est comme ça… c’est comme y dit… on est pas méchant, on l’aime le gosse... il rend fou... ouais il a raison. »
Premier pas
Un premier pas est franchi : les parents admettent que le comportement de leur fils les dépasse, qu’il les rend « fous ». Le second est qu’ils reconnaissent alors pouvoir être violents. La suite est tout le déroulement d’une mesure d’Aemo : l’énoncé de la loi, l’interdit de la violence, donner du sens à l’agitation de l’enfant et réfléchir à des moyens adaptés d’y répondre.
Nouvelle harmonie
Pour que la famille trouve un équilibre idoine, tel un cadenas, il suffit de modifier la combinaison, mais si l’on change l’alignement d’un seul des éléments, le barillet ne s’ouvre plus, le système se fige, il faut changer le code de l’ensemble du mécanisme pour trouver une nouvelle harmonie, que chacun réajuste la place qui est la sienne en lien avec les autres. Pour cela, l'essentiel est d'accepter que la parentalité ait besoin, temporairement, d'être accompagnée. Certains parents ne l’admettent jamais, d'autres ont simplement besoin d’être rassurés sur le fait que, quelles que soient l’importance ou la gravité de leurs défaillances, ils ne seront jamais réduits humainement à n’être que cela.
Hostilité première
Parfois, le hasard vient à la rescousse et permet de dépasser l’hostilité première. Madame L est très fâchée contre moi, je ne comprends rien à rien, elle se sent dénigrée, ne le supporte plus. Elle écrit à ma cheffe de service, expliquant combien je suis désagréable et incompétente demandant à changer de référente éducative dans les plus brefs délais. Nous convenons que la cheffe la reçoive, mais voilà que sa fille aînée prise dans des phénomènes de rixes et de bande est victime d’une tentative d’homicide.
Suivi intensif
La famille menacée jusqu’à la porte de son appartement, panique ! Madame L me sollicite terrorisée. Je m’active sans grand résultat, l’espoir d’un relogement présenté comme quasi immédiat par la cellule de la ville est rapidement abandonné, mais je suis là, l’écoute, réfléchis avec elle à tout ce qui peut être envisagé, y compris un accueil pour sa fille à l’autre bout du pays si nécessaire. Nous sommes en lien de façon soutenue en cette période critique, pas un jour sans un échange téléphonique au minimum. Quand la situation s'apaise, il n'est plus question pour elle de changer d’éducatrice, elle balaie la question d’un sourire : « Non, non, je reste avec vous ».
Lien de confiance
Depuis, le fameux « lien de confiance » cher au travail social est là qui nous permet d’avancer et c’est avec son accord que je sollicite le renouvellement de l’intervention éducative auprès du juge des enfants.
Le paradoxe de l’aide contrainte est au cœur du travail d’AEMO. Combien de mémoires d’étudiants, de livres, se sont penchés sur cette épineuse problématique ? Dans la pratique, de fait, nous l’éprouvons et parfois avec lassitude. Il n’est pas aisé, de supporter au quotidien une telle tension, les résistances, l’hostilité, l’ambivalence et les mille et un détours qu’elle emprunte pour s’exprimer.
Ultime alternative
L'intervention éducative en AEMO est souvent d’abord perçue par les familles comme une intrusion dans l’intimité familiale, l’éducateur comme celui pouvant proposer le placement des enfants si rien ne change. S’il n’est pas rare que la mesure d’AEMO soit effectivement présentée comme l’ultime alternative avant un placement, dans les faits, seule une minorité d’entre elles aboutissent à un placement effectif.
Remaniement de la parentalité
C'est au nom de leur responsabilité que les parents sont appelés à répondre devant l’autorité judiciaire et c’est au titre de la loi que l’action éducative est légitimée. Gageons que loin d’être une entrave, l’injonction judiciaire est une source qui mobilise l’énergie autour de la recherche d’un compromis au pire, d’une réelle prise de conscience et d’un profond remaniement de la parentalité au mieux, à l’origine dans les deux cas, d’un processus de changement au service de l’intérêt de l’enfant.
Quatre voix pour notre Carnet de bord
En ces temps de crise sanitaire, les missions du travail social et médico-social sont, chaque jour, remises sur la table et de plus en plus placées sous le regard du grand public. Si, voici quelque temps, il était (peut-être) possible de vivre caché pour vivre heureux, ce n'est plus possible. Il faut exposer les situations, argumenter, se poser des questions. Qui mieux que les professionnels sont en mesure de nous rendre compte de leur vécu.
Ce n'est pas tout à fait une première pour Le Media social. Lors du premier confinement, nous avions proposé à Ève Guillaume, directrice d'Ehpad en Seine-Saint-Denis de tenir un carnet de bord hebdomadaire. Les réactions de nos lecteurs furent très positives puisqu'on permettait à chacun de rentrer dans la « cuisine » d'un Ehpad.
Voilà pourquoi Le Media social a décidé de prolonger cette expérience en lançant ce carnet de bord hebdomadaire à quatre voix, les voix de quatre professionnelles de secteurs différents. Pour « ouvrir le bal », nous avons demandé à Ève Guillaume (de nouveau), Christel Prado, Dafna Mouchenik et Laura Izzo de tenir à tour de rôle ce carnet de bord. Qu'elles en soient ici remerciées. Évidemment, ces chroniques appellent le témoignage d'autres professionnels. À vos claviers !
Les quatre derniers Carnets de bord :
- Quand Monsieur et Madame « qui s'aiment à la folie » flanchent, par Dafna Mouchenik
- Accessibilité à tout pour tous : une compétence départementale ? par Christel Prado
- Y'a-t-il encore des toubibs pour les Ehpad ?, par Eve Guillaume
- À l'épreuve des liens : nouer ou délier ?, par Laura Izzo
* Les propos tenus par les professionnels dans le cadre de ce Carnet de bord n'engagent pas la rédaction du Media social.