Dafna Mouchenik dirige un service d'aide à domicile à Paris. On y croise des tas d'histoires, tantôt drôles, tantôt tristes, parfois les deux, témoignant de la fragilité des personnes accompagnées. Là, un vieux monsieur exprime des demandes pressantes qui ne rentrent pas dans le cadre...
L’histoire que je veux vous raconter commence par le remplacement de Solange une journée de vendredi. Gérer des remplacements, c’est le quotidien d’un service d’aide à domicile. Nous passons une bonne partie du temps à tricoter et détricoter des emplois du temps. D’autant qu’au regard de la fragilité des personnes qui nous sont confiées et des imprévus de la vie quotidienne de celles qui les accompagnent, ceux-ci sont de véritables sables mouvants, rien ne se passe jamais comme prévu, un boulot de malade !
Massage très spécial
C’est Fanny qui a remplacé sa collègue ce jour-là. Nous lui avons fait un petit topo sur ce qu’elle aurait à faire. Rien qui ne sorte de l’ordinaire, interventions auprès de gens fragiles (en soi toujours délicates) mais sans difficulté particulière pour la professionnelle qu’elle est. Alors quelle ne fut pas sa surprise lorsque l’un des messieurs de sa journée, comme ça sans crier gare, de but en blanc, lui a demandé de lui masser les fesses.
Prendre les choses en main
Elle lui explique alors tranquillement que cela ne fait pas partie de ses missions. Pensant avoir été claire, elle continue à faire ce pourquoi elle était là. Visiblement inventif et persévérant, il lui indique alors qu’il a besoin d’aide pour uriner et que ça lui serait d’un grand secours si elle pouvait l’accompagner aux toilettes pour tenir son pénis. L’auxiliaire de vie refusant à nouveau, Monsieur décide donc de prendre les choses en main (au sens littéral du terme) et se masturbe jusqu’à éjaculer sous les yeux stupéfaits de l’aide à domicile.
« Notre petit secret »
Pareille histoire n’est pas un fait isolé, sans quoi cela n’aurait pas grand intérêt de le raconter ici. C’est souvent que nous sommes confrontés à de tels comportements, demandes déguisées ou clairement assumées : application de crème sur un sexe déshydraté, besoin impérieux de laver l’entre-jambe avec vigueur par l’aide présente, sollicitation sans équivoque de massage, couchage, pelotage, matage, suçage, léchage… Certains n’hésitant pas à préciser qu’ils peuvent payer pour plus « C’est que vous ne devez pas beaucoup gagner à faire ce métier. Ça sera notre petit secret… » Tout cela, je le sais des auxiliaires fâchées, vexées, outrées, saturées, révoltées à qui c’est arrivé. J’en parle ici parce que ça survient très, trop souvent.
Un fondu du lobe frontal
Dans pareille situation, il convient de démêler qui des vieux hommes se conduisent ainsi du fait d’un câblage neurologique défectueux et ceux qui ne sont que des prédateurs sexuels ordinaires (les salauds vieillissent aussi). Dans le cas présent, fort est à parier qu’il s’agit d’un fondu du lobe frontal (1) car jamais, avant, ce Monsieur que nous accompagnons depuis longtemps, n’avait eu pareil comportement. Solange n’arrivait pas à y croire lorsque nous lui en avons fait part, avec elle rien de cela n’était jamais arrivé. Mais lorsqu’elle s’est absentée à nouveau, on s’est méfié.
Self-défense
Une auxiliaire avertie en valant deux, on a prévenu Awa qui s’y collait. On a bien fait. À croire qu’elle s’était recouverte de phéromone d’amour pour octogénaire. Tel Pépé le putois (2), Monsieur « fondu du lobe » lui a lancé : « Doudou vient danser, Kollé serré, Zouké rapproché, Touché caressé, Sexy déhanché » (3).
Gros gros pétage de plomb sexué (si si visiblement, ça existe). Prête à lui exploser la tête, la jeune femme en mode Krav maga (4) a mis fin direct à son intervention. Comme quoi un petit module self-défense dans la formation d’auxiliaire de vie n’est finalement pas si superflu (5). « J'ai comme envie d'les gifler, quand les hommes deviennent des hyènes. Quand les mêmes s'mettent à m'siffler, comme si j'étais leur chienne. » (6). C’est qu’elle est jeune Awa, pour cette nouvelle génération de femme, plus question de faire profil bas, malade ou pas.
« Me too », connaît pas !
On a hésité parce qu’elle est un peu barrée/décalée (et puis pas simple de raconter cela à un proche) mais finalement pas d’autre choix que de prévenir sa cousine (7) (notre interlocutrice) que ça dérape sévère (ce Monsieur étant déjà depuis longtemps sur une autre planète, bien avant ces incidents). Semblerait que ce ne soit pas franchement une féministe, « Me too » connaît pas : « Que voulez-vous, c’est un homme, il a des besoins ».
On n'a pas signé pour ça !
Sans rentrer dans le débat, besoin ou pas, il convient de repréciser le cadre d’intervention d’un service d’aide à domicile et après avoir bien vérifié, la prostitution n’en fait pas partie (pas plus qu’assistante sexuelle, un vrai sujet mais pas légal en France). Quoi qu’il en soit, les auxiliaires de vie composant l’équipe n’ont, elles, pas signé pour ça, pas plus que moi.
Une poupée en latex ?
« Ah ok je comprends, pas de souci. Pensez-vous qu’il faille en ce cas lui acheter une poupée de latex pour qu’il compense ?» (Parfois c’est à se demander si mon service n’attire pas « tous les fracassés » de Paris (8)). Nous lui conseillons d’en parler au neurologue qui le suit avant d’envisager un quelconque « matériel médical ». Nous convenons aussi que lorsque Solange s’absente, soit une auxiliaire de vie homme (et oui il y en a !) la remplace, soit son cousin se passera de notre venue. Nous la sentons soulagée, ça tiendra ce que ça tiendra.
Pas d'attaque de vieilles dames...
Depuis quelques années, je compte plusieurs messieurs dans mon équipe, mixité précieuse et nécessaire. Pourtant, à bien y réfléchir, aucun d’entre eux ne nous a jamais appelés pour nous dire qu’une vieille dame l’avait serré dans la cuisine, ou peloté dans la salle de bain. Aucune n’a monnayé des faveurs sexuelles non plus. Pourtant des vieilles dames bien attaquées par cet enfoiré d’Alzheimer ou sa bande, on en accompagne un paquet. Aussi je m’interroge, le lobe frontal résisterait-il mieux dans la tête d’une femme que celle d’un homme ?
« Laisse-moi te chanter, D'aller te faire en, hmm- Ouais j's'rai polie pour la télé, Mais va te faire en, hmm- Balance ton quoi, Balance ton quoi » (« Balance ton quoi », Angèle).
(1) Le lobe frontal est l’une des zones qui contrôle notamment nos inhibitions et qui indique ce qui convient de dire et de faire en société. S’il est endommagé par une maladie neurodégénérative ou un accident, nous voilà sans filtre.
(2) Personnage des dessins animés Looney Tunes, harcelant quand il courtise une « belle femme skunk fatale ».
(3) « Kolé Séré » de David Ramen.
(4) Méthode de combat qui met l'accent sur l'apprentissage et le développement des capacités d'autodéfense.
(5) Lire une précédente chronique « Nous ne travaillons pas seulement pour des gentils ».
(6) « Deuxième sexe » d'Euphonik.
(7) Personne qu’il avait désignée comme celle de confiance.
(8) Petit clin d’œil à qui se reconnaît...
Un « Carnet de bord » à quatre voix
En ces temps de crise sanitaire, les missions du travail social et médico-social sont, chaque jour, remises sur la table et de plus en plus placées sous le regard du grand public. Si, voici quelque temps, il était (peut-être) possible de vivre caché pour vivre heureux, ce n'est plus possible. Il faut exposer les situations, argumenter, se poser des questions. Qui mieux que les professionnels sont en mesure de nous rendre compte de leur vécu.
Ce n'est pas tout à fait une première pour Le Media Social. Lors du premier confinement, nous avions proposé à Ève Guillaume, directrice d'Ehpad en Seine-Saint-Denis, de tenir un carnet de bord hebdomadaire. Les réactions de nos lecteurs furent très positives puisqu'on permettait à chacun de rentrer dans la « cuisine » d'un Ehpad.
Voilà pourquoi Le Media Social a décidé de prolonger cette expérience en lançant ce carnet de bord hebdomadaire à quatre voix *, les voix de quatre professionnelles de secteurs différents. Pour « ouvrir le bal », nous avons demandé à Ève Guillaume (de nouveau), Christel Prado, Dafna Mouchenik et Laura Izzo de tenir à tour de rôle ce carnet de bord. Qu'elles en soient ici remerciées. Évidemment, ces chroniques appellent le témoignage d'autres professionnels. À vos claviers !
* Les propos tenus par les professionnels dans le cadre de ce Carnet de bord n'engagent pas la rédaction du Media social.
Les quatre précédents Carnets de bord :
- Pour que naître femme ne soit pas « la pire des punitions », par Christel Prado
- L'enfant et le parent malade, par Laura Izzo
- Ehpad : l'union fait la force, par Eve Guillaume
- Monsieur tout nu dans sa serviette, par Dafna Mouchenik