La parole d’un enfant est complexe, faut-il forcément le croire ? Cette semaine, dans son carnet de bord, Laura Izzo qui travaille dans un service de protection de l'enfance, s'interroge sur la façon d'accueillir les mots des enfants.
« Papa il me tape avec la ceinture, ça fait des marques, regarde ! » Vanessa, 8 ans, soulève le bas de son tee-shirt et dévoile son ventre, j’aperçois des stries rouges. Nous sommes seules dans un bureau d’entretien du service éducatif, son père attend à l’accueil. La petite fille s’approche de moi, pose sa menotte sur le dos de ma main et interroge : « Tu veux bien mettre un pansement sur mon bobo ? » L’émotion me capte. Je suis bouleversée.
À l'ASE depuis bébé
Vanessa confiée, encore bébé, à l’aide sociale à l’enfance, alors qu’elle vivait avec sa mère, fut admise en pouponnière et ensuite en famille d'accueil durant plusieurs années. Le père, encouragé par l’aide sociale à l’enfance, se mobilisa progressivement. Il obtint des droits de visite, puis d'hébergement. Tout semblait se dérouler au mieux. Après presque sept années, le juge des enfants, confiant, prit la mainlevée du placement, assortie d’une mesure d’AEMO pour veiller au bon déroulement des liens père/fille et confia la fillette à son père. Cela fait quelques mois seulement que l’enfant vit auprès de lui lorsqu’elle me révèle être frappée.
« J'y suis pour rien »
Je reçois le père en entretien, outré, il assure, qu’il ne tape pas sa fille : « C’est une menteuse, elle invente des histoires ! Je ne suis pas un animal pour frapper ma fille avec une ceinture », s’insurge-t-il. Puis : « Elle est bizarre de toute façon, comme sa mère ! Si elle continue à raconter n’importe quoi, je vais finir en prison moi. Les marques ? Ben je sais pas, c’est à l’école peut-être, elle se bagarre, alors oui elle a des traces rouges, mais moi j’y suis pour rien. »
La parole de l'enfant prévaut
Si je ne doutais pas un instant de la parole de Vanessa lorsqu’elle s’adressa à moi, l’indignation sincère du père distilla le doute. L’incertitude me gagna. Je m’en ouvris à mon chef de service et nous décidâmes que la parole de l’enfant prévalait, véridique au sens du réel ou fantasmagorique, elle témoignait quoi qu’il en soit d’une souffrance qu’il convenait de porter auprès du juge compétent. Je fis une note au juge des enfants relatant la parole de Vanessa et celle de son père et sollicitais une audience dans les plus brefs délais. La magistrate, très réactive, convoqua rapidement et quelques jours plus tard, le père, Vanessa et moi, sommes dans son cabinet au palais de justice.
« Je me suis griffée toute seule »
Vanessa, d’abord reçue seule, se rétracte immédiatement : « J’ai menti. C’est pas vrai ce que j’ai dit, papa il sort pas la ceinture pour taper. » « Pourquoi inventer de tels actes s'ils n’ont pas eu lieu ? », questionne la juge. Vanessa fait la moue, hausse les épaules : « Je sais pas, pour raconter quelque chose. » « Et les marques ? », insiste la magistrate avec douceur. Vanessa rit, amusée, convaincante : « Me suis griffée toute seule, c’est rigolo, ça laisse des rayures sur ma peau ».
« Papa est gentil »
Le père rejoint l’audience, la juge verbalise clairement l’interdit de la violence et le père clame ce qu’il m’a déjà dit avec la même sincérité scandalisée. Vanessa assise dans son fauteuil, trop petite pour toucher le sol, balance ses pieds l’un après l’autre en fixant le mur et réitère en présence de son père, ses dénégations : « J’ai menti, c’est pas vrai que papa y tape, papa il est gentil ! »
Que faire ?
J’entends Vanessa revenir sur ses propos, j’observe la juge décontenancée, hésiter. Évidemment après presque sept ans de placement, constater aussi rapidement l'échec de l’accueil de cette fillette chez son père et de tout le travail mené dans cette direction n’est pas aisé. La mère gravement défaillante, sans autres relais familiaux, seul reste le père pour Vanessa. Tous les efforts ont été déployés pour qu’il s’investisse, prononcer un nouveau placement est une lourde responsabilité qui sonnerait vraisemblablement le glas de tout retour en famille pour cette enfant encore si jeune.
Intime conviction
Mon intime conviction est que cette gamine dit vrai, la première fois, quelque chose dans la clarté de ses yeux noirs, le tremblement de sa voix pointue, m'a plus que convaincue, saisie. Mais l’éclat d’un regard et l’intonation d’une voix enfantine est une preuve judiciairement contestable et difficilement vérifiable ! L’audience s'achève, Monsieur D et sa fille quittent le palais de justice. Je vois la gamine trottiner derrière les grands pas de son père visiblement énervé et s’accrocher au pan de sa veste qu’elle attrape au vol.
« Il faut la donner à l'ASE »
Finalement quelques semaines après, c'est le père lui-même, qui demandera spontanément le placement de sa fille, déclarant embarrassé : « Je n’y arrive pas, ça va pas, je veux pas continuer, il faut la donner à l’ASE. »
Il ne l’exprimera jamais explicitement, mais laissera entendre que Vanessa avait dit vrai et que cette audience l’a confronté à la réalité de ses difficultés et la brutalité de sa violence. Le temps que la juge prenne une ordonnance de placement provisoire, de trouver un lieu d’accueil, et c'est une Vanessa toute guillerette que j'accompagne en juin dans un foyer parisien. En quelques heures à peine, elle semble s’installer. La dernière image que je garde d’elle est celle d’une petite brunette en tee-shirt rose, rangeant soigneusement ses chaussures dans le casier de l’entrée du foyer.
« Pas maintenant Gaspard ! »
En entretien, alors que ses parents se déchirent pour tout et n’importe quoi, depuis un bon moment, Gaspard, sept ans, lève sagement le doigt comme à l’école et demande à parler. Prise dans le feu du vacarme parental, sans recul je m’entends lui répondre trop rapidement : « Pas maintenant Gaspard, j’écoute tes parents ! »
Je réalise que je viens d’empêcher sa parole alors même que la diatribe stérile des parents ne mène à rien et se répète d’entretien en entretien, je regrette immédiatement et me dépêche d’ajouter : « Après bien sûr, je t’écoute, et si tu veux, tu peux écrire, maintenant. »
Sur un bout de papier
Je lui tends une feuille de papier et un stylo, tandis que ses parents continuent sans interruption leurs récriminations réciproques. Gaspard déchire une languette de papier et s'applique tirant la langue, penché sur la table, il me tend silencieusement le bout de papier sur lequel il a écrit : « Gaspard veu dire qelqe chos. »
Silence assourdissant
Cet enfant intelligent a trouvé la détermination de demander la parole et de se faire entendre, malgré tout. Tous n’ont pas cette possibilité. Certains enfants se réfugient ou se perdent dans le silence, entendre un mot résonner de leur gorge malgré les efforts déployés est rarissime. J’ai le souvenir d’Armand qui restait courbé, la tête cachée sous la table, mutique, tandis que ses mains s’agitaient et pianotaient sur le bureau comme si elles cherchaient à parler, seules, détachées du corps. Son silence fut tout ce que cet enfant me livra et il fut assourdissant. Ce n’est que plus tard, accueilli dans un lieu de vie, qu’Armand évoquera enfin les graves violences qu’il avait subies.
Trouver les mots...
Recueillir la parole de l’enfant, l’accompagner, la faire émerger, l’entendre, la relayer est une véritable gageure en protection de l’enfance. Dans quel registre s’inscrit-elle ? Que cherche à dire l’enfant ? S’exprime-t-il librement, ou reflète-t-il le désir et la volonté d’un autre à travers sa voix ? Établit-il clairement la distinction entre la réalité et l’imaginaire ? Comment l’aider à verbaliser et trouver les mots quand il se tait, comment le rassurer et l’accompagner parfois à surmonter les effets de ce qu’il dévoilera ? Quel sens revêt pour lui tel verbe ou telle dénomination ?
... déchiffrer entre les mots
Parfois les enfants, aliénés par l’emprise parentale, répètent le discours dicté par un parent, pouvant même sur commande accuser l’autre parent de graves agressions, d’autres fois, ils se taisent pour protéger un parent fragile, ou un parent maltraitant auquel ils sont néanmoins profondément attachés. Tantôt encore ils disent l’inverse de ce qu’ils pensent, espérant que nous déchiffrerons entre les mots, s'ils trouvent le courage de dénoncer des maltraitances, certaines fois, ils ne savent pas les mots qui pourraient dire ce qu’ils subissent ou bien ils sont muselés par la peur et les pressions diverses.
Abandonner l'enfant à sa souffrance
Recevoir l’expression d’un fantasme, ou d’une chimère comme une vérité absolue risque d’enfermer l’enfant dans un mensonge et une culpabilité parfois durable avec des effets potentiellement dramatiques. À l’inverse, ne pas comprendre qu’une parole vient dénoncer et trouver le courage de nommer la maltraitance, c’est abandonner l’enfant à sa souffrance, faillir gravement à sa protection au risque de le condamner au silence et au désespoir.
Atmosphère de libre expression
Au fils des années j’ai développé des outils pour mener au mieux certains entretiens avec des enfants, j'utilise des cartes, des jeux, l’écriture, des médiations en somme, pour éviter le métronome de la question/réponse qui fige souvent l’entretien dans un face-à-face difficile pour un enfant. Je tente d’ouvrir l'atmosphère à une libre expression, de créer des conditions propices à la parole. Mais sur le fond, je me sens toujours aussi désarmée sur cette question.
L'humanité en nous
La parole d’un enfant est complexe, nous ne le disons pas assez. Avant toute chose, il est toujours nécessaire de la reconnaître comme légitime, même si nous n’en comprenons pas le message, de valider l’enfant dans l’expression de sa singularité. Quand elle jaillit, authentique, la parole de l’enfant a le pouvoir de nous dépouiller de tout artifice, de toute connaissance et nous confronte, force et vulnérabilité entremêlées, à l’humanité en nous.
Un « Carnet de bord » à quatre voix
En ces temps de crise sanitaire, les missions du travail social et médico-social sont, chaque jour, remises sur la table et de plus en plus placées sous le regard du grand public. Si, voici quelque temps, il était (peut-être) possible de vivre caché pour vivre heureux, ce n'est plus possible. Il faut exposer les situations, argumenter, se poser des questions. Qui mieux que les professionnels sont en mesure de nous rendre compte de leur vécu.
Ce n'est pas tout à fait une première pour Le Media Social. Lors du premier confinement, nous avions proposé à Ève Guillaume, directrice d'Ehpad en Seine-Saint-Denis, de tenir un carnet de bord hebdomadaire. Les réactions de nos lecteurs furent très positives puisqu'on permettait à chacun de rentrer dans la « cuisine » d'un Ehpad.
Voilà pourquoi Le Media Social a décidé de prolonger cette expérience en lançant ce carnet de bord hebdomadaire à quatre voix *, les voix de quatre professionnelles de secteurs différents. Pour « ouvrir le bal », nous avons demandé à Ève Guillaume (de nouveau), Christel Prado, Dafna Mouchenik et Laura Izzo de tenir à tour de rôle ce carnet de bord. Qu'elles en soient ici remerciées. Évidemment, ces chroniques appellent le témoignage d'autres professionnels. À vos claviers !
* Les propos tenus par les professionnels dans le cadre de ce Carnet de bord n'engagent pas la rédaction du Media social.
Les quatre précédents « carnets de bord » :
- On a voté à l'Ehpad !, par Eve Guillaume
- Nous ne travaillons pas simplement pour les gentils, par Dafna Mouchenik
- Vaccination : le rôle crucial de l'information, par Eve Guillaume
-
AEMO : le paradoxe de l'aide contrainte, par Laura Izzo