Jean-Luc Gautherot, ingénieur social, revient dans cette tribune libre* sur la dernière conférence nationale du handicap, qui réaffirme l'objectif de poursuite du processus de désinstitutionnalisation. Or, la société inclusive était déjà un but à atteindre en 2014. D'où viennent les blocages ?
L’étude des discours et des décisions prises lors de la conférence nationale du handicap (CNH) est toujours une bonne occasion pour mesurer l’évolution du secteur du handicap. Lors de celle de 2014, la société inclusive est présentée comme un but à atteindre. Celle de 2016 est carrément intitulée « Une société inclusive ». En 2023, neuf ans plus tard, le cap est maintenu, mais la société inclusive n’a toujours pas vu le jour.
2014 : top chrono vers la société inclusive
En 2014, la CNH indiquait que la société inclusive était un but, et elle invitait à « ouvrir l’école aux enfants » et engager la « désinstitutionnalisation ».
Lors de la CNH de 2016 intitulée cette fois, « une société inclusive », François Hollande disait : « L ongtemps la politique du handicap a cherché à protéger en accueillant les personnes handicapées dans des établissements spécifiques, en leur proposant des lieux de scolarisation, en imaginant des modes de travail là aussi toujours particuliers. Ces initiatives étaient louables, mais elles ont eu pour conséquence de limiter les occasions d’échanges avec le reste de la société et parfois d’enfermer, d’enfermer le handicap autour du handicap ». « Aujourd’hui la politique vise à émanciper… à reconnaître les capacités des personnes handicapées, les talents… bref… à bâtir une société inclusive ».
Le ralliement au consensus inclusif international
Par la voix de son président de la République, la France se ralliait alors à l’idée que les institutions seraient des lieux de ségrégation, une vision défendue par l’ONU, le conseil de l’Europe, et l'Union européenne. Trois instances qui prônent l'avènement d’une société inclusive en changeant de modèle via la désinstitutionnalisation, un processus qui consiste à convertir les institutions en plateforme de services de proximité pour permettre l’accompagnement des personnes qui vivent directement dans le milieu ordinaire.
Le ralliement de la France à ce consensus international est aussi, à l'époque, une manière de commencer à changer le fonctionnement de la politique du handicap pour respecter le cadre de la Convention internationale des droits des personnes handicapées que notre pays a ratifiée.
Après neuf années d’actions, le secteur du handicap français a-t-il changé de modèle, la désinstitutionnalisation a-t-elle eu lieu et la société est-elle inclusive ? La réponse est non.
CNH 2023, le compte n’y est pas
Malgré les rappels à l’ordre des instances internationales, le compte n’y est pas. Le dossier de presse de la CNH fait le constat d’une mise à l’écart des personnes handicapées dans des établissements spécialisés qui perdure : « Nous nous sommes trop habitués aux discriminations quotidiennes que provoque le manque d’adaptation de notre école, de nos entreprises, de notre administration, alors qu’elles doivent nous révolter ». Le changement de modèle n’a pas eu lieu puisque cet objectif est réaffirmé : « un changement de paradigme à la hauteur des enjeux ».
Enfin, si dans son discours Emmanuel Macron invite à poursuivre le processus de désinstitutionnalisation, c’est bien qu’il est inachevé : « Nous devons aussi continuer de promouvoir un modèle social du handicap basé sur la désinstitutionnalisation, c’est le sens des orientations du comité de l’ONU ».
La société inclusive toujours dans le viseur
La cible n’est pas atteinte, mais l’objectif est confirmé sous l’angle de l’approche par les droits du citoyen. L’essentiel des mesures annoncées lors de la CNH a en effet dans le viseur la construction d’une société inclusive. Voyons deux exemples emblématiques.
D’ici 2027, 100 IME volontaires seront désinstitutionnalisés pour être convertis en plateformes de service intégrées dans les murs de l’école.
Désormais, ce n’est plus la MDPH qui élabore les orientations professionnelles, mais le milieu ordinaire, à savoir le futur système France travail qui sera en capacité de s’adapter aux particularités des personnes handicapées.
La société inclusive, c’est pour quand ?
Voilà donc neuf ans que les pouvoirs publics répètent qu’il faut changer de modèle pour bâtir la société inclusive de la CIDPH et qu’ils réitèrent des plans d'action comme celui de la CNH 2023. Ces plans ont eu des effets transformateurs indéniables qui ont engagé la conversion du secteur du handicap au modèle inclusif, mais comme nous l’avons vu le compte n’y est toujours pas. Pourquoi cette conversion est-elle aussi longue ?
Un changement de modèle est une révolution
Un changement de paradigme ou de modèle, les deux notions sont synonymes, est une révolution qui balaye l’ordre établi pour en instituer un nouveau, radicalement différent. On peut identifier au moins deux types de causes qui expliquent la longueur des changements révolutionnaires. Celles qui sont du côté de ceux qui pilotent la révolution, et celles qui sont du côté de ceux qui tentent de faire échouer la révolution.
Associations gestionnaires et travailleurs sociaux ne veulent pas changer de modèle
Contrairement à ce qu’affirme le président de République dans son discours, je pense que la très grande majorité des représentants des associations gestionnaires et des travailleurs sociaux du secteur du handicap n’ont en réalité aucune envie de se soumettre au modèle inclusif de l’ONU.
Ces acteurs sont par contre prêts à faire des concessions au modèle inclusif, convaincus de construire un troisième modèle qui permettrait de désinstitutionnaliser sans désinstitutionnaliser ce qui est évidemment impossible, la preuve : les instances internationales continuent à sanctionner la France malgré ces concessions.
Du côté du pilotage de la révolution
Certains finissent par douter de la sincérité des discours de l’exécutif. Ce dernier afficherait une adhésion de façade aux visées de l’ONU, pour que la France ne passe pas trop pour un pays d'arriérés à l'échelle internationale. En réalité, il n’y aurait pas de véritable intention de changer de modèle.
Si on pense au contraire que les engagements de l’exécutif sont sincères, on peut constater que le pilotage de la révolution inclusive ne fait pas l’objet d’un plan clair inscrit dans la durée, mais ressemble plutôt à un empilement anarchique de mesures.
Bref, il n’est pas anormal qu’une telle révolution ne soit toujours pas aboutie au bout de neuf ans. Les recherches en sciences politiques qui cherchent à comprendre les changements de politiques publiques qui ont abouti, remontent l'histoire des faits sur une période d’au moins quinze ans.
Pour qu’on finisse par dire un jour, lors d’une CNH, que le processus de désinstitutionnalisation est abouti, que la société est inclusive, et que l’ONU nous a mis une bonne note lors de sa dernière visite, comptez au moins dix ans de plus.
Les trois précédentes chroniques de l'auteur
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