Après l’alerte des associations sur le manque d’accès aux soins des personnes handicapées, et un possible tri, le gouvernement a réagi. Que s’est-il réellement passé ? Nous avons enquêté dans le Lot-et-Garonne, où un centre hospitalier a donné fin mars des consignes explicites aux établissements médico-sociaux, suscitant l’effroi des professionnels.
Des pratiques « d’un autre temps » : l’affaire est ainsi résumée par Denis Bertolaso, médecin coordonnateur sur le bassin de Marmande. Comme tous les directeurs d’établissement accompagnant des personnes âgées ou handicapées de ce secteur, il découvre le 25 mars un mail envoyé par le directeur du centre hospitalier de Marmande-Tonneins.
À cette date, la région Nouvelle-Aquitaine est largement épargnée par l’épidémie de Covid-19. C’est un peu la veillée d’armes, car les nouvelles venant du Grand-Est sont inquiétantes. Le mail annonce la mise en place d’un service mobile de prélèvement Covid-19, accompagné de plusieurs pièces jointes.
Ne pas saturer les urgences
Parmi elles, trois fiches rédigées par la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP) indiquant la conduite à tenir pour apaiser les souffrances des personnes « en cas de dyspnée ou de détresse respiratoire ». Et surtout un courrier à destination des médecins coordonnateurs, les invitant à ne pas « saturer le système hospitalier » et à gérer en interne les résidents présentant « des formes sévères et critiques non intubables ».
C’est pourtant contraire au guide méthodologique « Phase épidémique Covid-19 » édité par le ministère de la Santé, qui prévoit le transfert vers les hôpitaux habilités des patients présentant des « formes sévères et critiques ». L’hôpital prend donc délibérément la liberté de « nuancer » cette recommandation.
Dresser des listes
Les médecins coordonnateurs sont ainsi invités à « lister parmi les résidents (…) ceux qui seraient susceptibles d’être hospitalisés » et à transmettre cette liste « avant le 31 mars 2020 ». Le document précise aussi que l’hôpital fournira sur demande le Midazolam, puissant médicament utilisé pour la sédation jusqu’au décès. Pour cela il souhaite recevoir avant le 31 mars le nom du patient pouvant être destinataire de la prescription.
Une liste organisant à l’avance qui pourra être hospitalisé et qui serait placé sous sédation profonde : dans les établissements, c’est le choc. « Il est impensable de dresser des listes et de prendre ce type de décisions en amont, alors que ce sont toujours des décisions collectives à prendre avec l’équipe soignante et le médecin régulateur du Samu sur le moment », précise Denis Bertolaso.
Un dévoiement de l’éthique
« L’équipe soignante de notre maison d’accueil spécialisée a été extrêmement choquée, paniquée même par ce mail », indique un directeur associatif. « Ce qui est choquant, c’est la temporalité : ce n’était pas le moment de se poser ce type de questions, l’urgence était de gérer au mieux le confinement et les gestes barrières dans nos établissements », poursuit le directeur de cette MAS *.
Que pense la SFAP de l’utilisation de ses fiches conseils dans ce cadre ? « C’est clairement contraire à toutes les recommandations, à l’éthique médicale, car on ne peut pas décider a priori du traitement d’un patient », dénonce Claire Fourcade, vice-présidente. Elle ajoute que ces fiches sont destinées à être utilisées « au cas par cas, en appui d’une réflexion collective et en fonction de l’état du patient ».
L’alerte associative
Les professionnels décident de classer ce mail sans suite, tout en le faisant remonter à l’agence régionale de santé et aux associations représentatives des personnes en situation de handicap, dont l’Unapei. Contactée par Le Media Social, l’ARS Nouvelle-Aquitaine indique que sa direction départementale du Lot-et-Garonne « n’a pas été donneur d’ordre concernant ce mail ni tenue informée de cet envoi ». La direction du Centre hospitalier de Marmande-Tonneins n’a pas donné suite à nos sollicitations.
Le 30 mars, le Collectif Handicaps publie un communiqué faisant part d’une « très forte inquiétude à l’idée d’un tri des patients à l’arrivée aux urgences et parfois en amont même par les services du 15 pour les personnes accueillies en établissement médico-social ».
Un tri « insensé »
Le 4 avril, le ministre de la Santé, Olivier Véran, et la secrétaire d’État en charge des Personnes handicapées, Sophie Cluzel, organisent une conférence de presse. Interrogé sur la question d’un éventuel « tri », Olivier Véran lance : « je ne peux pas imaginer que ces pratiques existent, c’est pour moi insensé (…), tellement éloigné des vocations de l’éthique, de la déontologie et de l’incroyable dévouement dont font preuve les professionnels de santé ».
Il fournit une explication sibylline : « La polémique n’est pas née d’une pratique qu’on aurait pu observer mais de la publication en interne au sein d’une agence régionale de santé d’une publication elle-même modifiée par une société savante ».
Morts sur ordonnance
Pourtant, cette planification avec des listes de patients ne semble pas isolée. « J’ai eu connaissance d’une même démarche dans un centre hospitalier de Vendée, où j’exerce : c’était vraiment « morts sur ordonnance », une réaction par anticipation très maladroite, pour ne pas dire monstrueuse », souligne Christian Biotteau, médecin et administrateur de l’Unapei en charge des questions de santé. Il se félicite toutefois de la réaction rapide du gouvernement, qui a mis un coup d’arrêt à ces démarches. « De nouvelles fiches réflexes pour l’accompagnement des personnes en situation de handicap sont redescendues très vite après la conférence de presse, via les ARS ».
Mais de quoi ces pratiques sont-elles le nom ? « Il n’y a pas de démonstration plus parlante de la hiérarchisation des vies, celles qui sont reconnues et méritent d’être soignées, et celles qui ne sont pas prioritaires, pour lesquelles les portes se referment, et qui disparaissent sans fracas, comme sanctionnées d’une faute », analyse l’anthropologue Charles Gardou.
Pas de vie minuscule
Ce professeur à l’Université Lumière Lyon 2 et spécialiste du handicap s’est longuement mobilisé pour la reconnaissance des 45 000 victimes handicapées ou malades de la seconde guerre mondiale, décédées dans l’oubli derrière les portes des hôpitaux psychiatriques.
Un autre temps, certes, où il s’agissait notamment de gérer la pénurie alimentaire, quand aujourd’hui la pénurie se porte sur les protections médicales. Mais l’actualité souligne selon lui « la violence de la mise à l’écart des fragilités, le fantasme de perfection de notre humanité ». Et l’urgence de rappeler « qu’il n’y a pas de vie minuscule ».
* Ces témoins ont souhaité rester anonymes.