En charge des politiques sociales dans le département de la Manche, Christel Prado dénonce le manque d'intérêt pour les élections départementales, totalement effacées par les régionales. Elle relie ce constat avec la tendance à ne plus voir les pauvres dans notre société et avec l'invisibilisation des professions sociales.
Un spot TV attire mon attention. Il s’agit des prochaines élections régionales et départementales. La présentation en images animées est pédagogique : qui sont les conseillers régionaux ? Comment sont-ils élus ? Quelles sont leurs missions ? J’ai hâte de voir la suite. Comment présente-t-on les Départements et leurs actions de proximité et de solidarité ? Je ne le saurai pas. Le spot se conclut par : « pour en savoir plus, consulter le site service public.fr ».
Acte I : l’invisibilisation des exclus
L’invisibilisation des plus pauvres s’est accélérée avec l’explosion de la société de consommation, celle des personnes en situation de handicap concomitamment avec les progrès de la médecine et celle des personnes âgées avec l’accroissement de l’espérance de vie. Nombreux sont ceux et celles qui se mobilisent au sein d’associations notamment pour une conquête des droits adaptés à la réalité sociale du moment et pour proposer des modèles où la connaissance des situations de marginalité viendrait mieux ajuster notre définition nationale du Vivre ensemble.
Représentations de la normalité
Des femmes et des hommes ont également choisi de consacrer leur vie professionnelle à l’accompagnement de ces personnes invisibilisées. Ce sont en particulier les professionnels du travail social et tous les métiers qui concourent avec eux à permettre à une personne d’accéder à ses droits et d’être autrement capable de faire société. Ces métiers, dont la personne exclue elle-même est l’assembleur, ne sont pas une profession autodéclarée. Ils ne sont pas non plus une simple métamorphose laïque des anciennes œuvres de charité. Ces métiers ont été modelés par la cohésion sociale nécessaire à toute société démocratique qui souhaite le rester. Une partie de leurs missions concourt à répondre aux représentations de la normalité portées par une société à un moment donné : prendre une douche tous les jours, manger bio, partir en vacances, avoir chacun sa chambre, regarder la suite du spot pédagogique sur les élections sur internet …
Acte II : l’invisibilisation des professionnels du travail social
Dès le début de la crise sanitaire que nous traversons, des métiers ont été mis en lumière. Les professionnels du travail social n’ont jamais été désignés au niveau national comme les « héros » de première ou seconde ligne. Les personnes isolées, celles vivant la misère, la pauvreté ou la précarité, les enfants ou les adultes victimes de violence, savent que quelqu’un s’est inquiété de leur quotidien. Ce sont bien les travailleurs sociaux, professionnels de l’accompagnement, qui ont été, auprès d’eux « leurs héros ». Chaque conseil départemental a mis en œuvre des mesures adaptées pour répondre aux besoins sociaux en lien avec les CCAS. Ils étaient, avec les hôpitaux, souvent les seuls services publics encore ouverts au public.
Acte III : l’invisibilisation de la collectivité départementale
Les discours nationaux relayés dans les médias ont oublié de citer les départements. Plusieurs chefs d’État ont émis l’hypothèse de supprimer les Conseils départementaux, échelon de la démocratie locale. Certains ont même pensé que l’élection de 2021 serait sans doute la dernière.
Atout pour la République
Une collectivité dont la principale compétence est de rétablir l’égalité des chances par des politiques territoriales et sociales de proximité est un atout pour la République d’autant plus que cet échelon correspond parfaitement à la maille d’action de l’État déconcentré, la préfecture. Les conseils départementaux sont un atout pour la redynamisation de l’exercice démocratique local. La géographie, l’histoire, l’économie, la sociologie ont progressivement modelé les territoires et défini des identités et des particularités. Des dispositions nationales donnent un cadre pour agir mais ne permettent pas l’adaptation à la singularité des territoires.
« Réarmer les départements »
La protection maternelle et infantile, la protection de l’enfance, les politiques autonomie ou les politiques d’insertion ne peuvent pas être exclusivement garanties par une loi. Elles le sont par l’implication de personnes élues, leurs conseillers départementaux qui contribuent, par leur connaissance fine des populations et de leurs besoins à rétablir l’égalité des chances républicaines quand la loi pose l’égalité des droits. Le chef du gouvernement a déclaré qu’il fallait « réarmer les départements » et a ainsi reconnu la permanence de cet échelon administratif créé il y a près de 250 ans.
Démocratie locale
La décentralisation a donné une âme à ce découpage administratif. Cette âme s’appelle la démocratie locale et est incarnée par les élus départementaux. Nos concitoyens peuvent interpeller leur élu de proximité au quotidien sur les compétences qui permettent de faire société. Cette proximité évacue les représentations de France d’en haut ou France d’en bas, France d’ici ou France de là. Il y a un « tous ensemble » construit lors d’un mandat électif pour lequel il faut toujours rendre des comptes.
Alors, pourquoi invisibiliser cette institution et les professionnels qui mettent en œuvre les politiques publiques départementales ? Pense-t-on ainsi invisibiliser l’exclusion ? Pourquoi casser le miroir ? A-t-on peur de perdre la face ?
Chemin de la dignité
Souvenons-nous de Robinson dans Vendredi ou les limbes du Pacifique (Michel Tournier). C’est en voyant son image dans un fragment de miroir que le naufragé décide de retrouver le chemin de la dignité. Ce qui vaut pour un individu vaut-il pour une société ? Peut-elle se regarder dans ce miroir de l’exclusion qu’elle produit pour mieux retrouver le chemin de la fraternité ? Ce chemin qui ne demande pas aux exclus d’être inclus mais qui fait bouger le modèle sociétal pour véritablement entrer dans une dynamique inclusive ? (1)
(1) Pour celles et ceux qui voudraient trouver un outil pour accompagner l’exercice du droit de vote, cliquez ici.
Les derniers carnets de bord :
- Le féminisme est-il un objectif éducatif ? par Laura Izzo
- La vie en Ehpad : un refuge pour certaines personnes âgées isolées, par Eve Guillaume
- Madame « qui ne parle pas très bien le français » a de la visite, par Dafna Mouchenik
Un carnet de bord à quatre voix
En ces temps de crise sanitaire, les missions du travail social et médico-social sont, chaque jour, remises sur la table et de plus en plus placées sous le regard du grand public. Si, voici quelque temps, il était (peut-être) possible de vivre caché pour vivre heureux, ce n'est plus possible. Il faut exposer les situations, argumenter, se poser des questions. Qui mieux que les professionnels sont en mesure de nous rendre compte de leur vécu.
Ce n'est pas tout à fait une première pour Le Media social. Lors du premier confinement, nous avions proposé à Ève Guillaume, directrice d'Ehpad en Seine-Saint-Denis, de tenir un carnet de bord hebdomadaire. Les réactions de nos lecteurs furent très positives puisqu'on permettait à chacun de rentrer dans la « cuisine » d'un Ehpad.
Voilà pourquoi Le Media Social a décidé de prolonger cette expérience en lançant ce carnet de bord hebdomadaire à quatre voix *, les voix de quatre professionnelles de secteurs différents. Pour « ouvrir le bal », nous avons demandé à Ève Guillaume (de nouveau), Christel Prado, Dafna Mouchenik et Laura Izzo de tenir à tour de rôle ce carnet de bord. Qu'elles en soient ici remerciées. Évidemment, ces chroniques appellent le témoignage d'autres professionnels. À vos claviers !
* Les propos tenus par les professionnels dans le cadre de ce Carnet de bord n'engagent pas la rédaction du Media social.