Les travailleurs sociaux sont-ils censés s'impliquer affectivement auprès des personnes qu'ils accompagnent ? La "juste" distance émotionnelle, longtemps érigée en vertu professionnelle, est aujourd'hui bousculée. Par les travaux en psychologie, les nouveaux professionnels, et la crainte d'anciens que la relation d'aide ne se déshumanise.
« La notion de "bonne distance" n'a jamais vraiment été pertinente », amorce directement Xavier Bouchereau, ancien éducateur spécialisé et chef de service en prévention spécialisée. La volonté de professionnaliser et crédibiliser le travail social a poussé à juste titre ses acteurs, explique-t-il, à s'appuyer sur les sciences sociales.
« Mais on a fait une erreur. En important le fond, on a importé la forme. On a transposé le principe scientifique que le chercheur est extérieur à son objet d’étude, pour construire une posture méthodologique du travailleur social distancié, voire objectif par rapport à l'usager. Sauf qu'un accompagnement social n'est pas un protocole de recherche, c'est une relation. »
Les affects ? Tabou
Jusqu’au début des années 1980, la présence des affects dans une relation professionnelle est un tabou. Tout le monde en reconnaît l'existence mais personne n'en parle.
« Des structures vont jusqu’à formuler dans leurs ré̀glements intérieurs l’interdiction de mêler les émotions et les affects au travail quotidien, observe Philippe Gaberan, formateur en travail social et auteur de l'ouvrage « Oser le verbe aimer en éducation spécialisée » (érès). À l’exception d'établissements où des groupes de réflexion sur la pratique sont suffisamment sécurisants pour aborder cette part obscure et proprement humaine du lien d’accompagnement. »
Une logique de confiscation
Pour lui, la distance émotionnelle a servi une logique de confiscation de « l’expertise des professionnels de proximité, pour la confier à une technocratie chargée de fixer des normes. Sa finalité ? Le contrôle des coûts. Les professionnels trop proches étaient alors soupçonnés d'être incapables d’avoir une approche responsable de la gestion des deniers publics ».
Pourquoi ça bouge ?
De plus en plus de voix s'élèvent contre le dogme de non-implication affective. Trop pesante, elle a pu miner le bien-être et la satisfaction de certains professionnels. Ainsi, après onze ans d'animation en établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), Christelle Sorce a préféré devenir accueillante familiale.
En cachette
« Le personnel médico-social n'avait pas le droit d'appeler les résidents par leur prénom ni d'avoir pour eux des gestes de réconfort. Pour les professionnels empathiques, c'était frustrant. Alors ils le faisaient en cachette, déplore l'ancienne animatrice. Moi, sans m'en rendre compte et sans que ce soit travaillé en équipe, j'ai tissé un lien fort avec un résident. Il est décédé et j'ai fait une dépression. À mon retour d'arrêt maladie, personne ne m'en a parlé. »
J'ai tissé un lien fort avec un résident. Il est décédé et j'ai fait une dépression
Christelle Sorce, ex-animatrice en Ehpad
Plus de supervision
« Les demandes d’analyses de pratique et de supervisions sont en forte hausse de la part des structures, constate une responsable des formations continues dans un institut régional de travail social (IRTS). On sent les travailleurs sociaux secoués, notamment par un sentiment de perte de sens. »
La crainte d'une déshumanisation des liens d’accompagnement est récurrente. Mael Virat, chercheur en psychologie (lire notre entretien) dispense des formations sur des approches éducatives plus ouvertes au lien affectif. Il note lui aussi un intérêt croissant des professionnels sur le sujet. Y compris de la part des cadres et des professions non-éducatives.
Trop de méthodologie
Xavier Bouchereau se demande s'il ne s'agit pas là, aussi, d'un retour de bâton d'un excès de méthodologie.
« On a cru qu'il fallait assécher la relation des affects pour se concentrer sur la méthodologie. Les institutions ont beaucoup travaillé les cadres, les protocoles, les outils. C'est intéressant et important, mais on a été trop loin. Ce ne sont que des supports. Le cœur du métier, c'est l'engagement, y compris affectif, dans la reconnaissance de l'autre et la relation d'aide. »
Un fossé incroyable
L'apport des recherches en psychologie, notamment via des travailleurs sociaux devenus chercheurs, fait par ailleurs bouger les lignes. « Ce qui m'a poussé à poursuivre mes recherches sur les émotions, c'est l'incroyable fossé entre cette norme de distance en travail social et l'état actuel des connaissances en psychologie », explique Mael Virat.
Quand la psychologie éclaire
Philippe Gaberan confirme : « Les travaux de recherches sur la part des émotions dans le développement de l’être humain font un retour de premier plan au sein de certains sites universitaires ou de formation. Les sciences de la cognition, de l’éducation, du développement psycho-affectif argumentent toutes en faveur de l’amour comme principal facteur sécurisant du bien grandir d’un enfant. »
L'amour permettrait de restaurer chez les délaissés la capacité de faire lien. « En réalité, aujourd’hui, de nombreux établissements font vivre aux publics accueillis la même carence affective que ces derniers ont pu précédemment rencontrer au sein de leurs espaces familiaux. »
De nouveaux professionnels
Autre raison de l'ébranlement de la « juste » distance : une nouvelle génération de professionnels. Charlène Charles, maîtresse de conférences en sociologie à l'université Paris-Est Créteil, a étudié le quotidien de travailleurs sociaux recrutés à l'origine comme animateurs, médiateurs sociaux ou « grands frères » par les politiques de la Ville.