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Tribune libre20 décembre 2021
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Écrire sur le travail social

Pour clore une année de carnets de bord, Laura Izzo, éducatrice en milieu ouvert, revient sur l'importance de l'écriture par les travailleurs sociaux. Raconter son quotidien, rendre compte d'une réalité sociale foisonnante et des aspirations des populations... c'est ainsi que les travailleurs sociaux pourront sortir de leur invisibilité.

Écrire sur sa pratique professionnelle est loin d’être aisé, je me suis prêtée à l’exercice durant une année pour les carnets de bord du Media social avec d’autant plus de plaisir qu’il s’agissait pour moi de retrouver la même dynamique d’écriture que celle expérimentée dans le livre coécrit avec Christophe Anché Du côté des enfants en danger (éditions des Équateurs).

Porteur d'humanité

Les butées rencontrées, déjà, étaient les mêmes : comment témoigner de ce que nous faisons, dans un langage dépouillé de tout jargon, accessible et surtout incarné ? Comment rendre le récit vivant, c'est-à-dire porteur d’humanité, aussi bien de la nôtre que de celle des familles que nous accompagnons, tout en révélant le travail à l'œuvre ?

Manifester l'indiscernable

Dans la technique de développement des photographies argentiques, le révélateur est la solution liquide qui divulgue l’image projetée sur le papier photosensible. Révéler, c’est alors faire apparaître l’impression lumineuse et lever le voile de l’invisibilité. C’est cela, exactement le rôle de l'écriture sur le travail social, rendre visible l’inapparent, le discret. Manifester l'indiscernable.

Silence scriptural des travailleurs sociaux

Le cœur de notre métier reste souvent obscur et méconnu pour beaucoup et nous avons, nous, travailleurs sociaux, notre part de responsabilité dans cette opacité. Nous avons accepté trop souvent et trop longtemps de laisser l’écriture à d'autres. Sociologie, économie, psychiatrie, anthropologie… d'autres disciplines se sont saisies de la place laissée vacante par le silence scriptural des travailleurs sociaux sur leur pratique et sont venues apporter leurs éclairages, proposant des analyses et des perspectives sur les savoir-faire et la place du travail social dans notre société. C’est le plus souvent pertinent et brillant, là n’est pas la question. Dans cette polyphonie écrite sur le travail social manquait le diapason des travailleurs sociaux.

Frénésie d'écriture

Le paradoxe est d’autant plus grand que les travailleurs sociaux ne cessent d'écrire, témoignant en permanence de leurs observations, de leurs orientations, objectifs et visées dans le cadre de leurs missions par le biais de rapport, de carnet de liaison, de note sociale, d’évaluation, comptes rendus et que sais-je encore ! Le travail social s’écrit et pourtant, il peine à rencontrer son propre récit.

Comme les troubadours

Il est probable qu’une des difficultés du travail social à se saisir pleinement de l’écriture est qu’il est de tradition orale, le travail social se raconte comme les troubadours chantaient leurs poèmes en Occitanie médiévale, ou comme les mythes et légendes étaient transmis par les anciens, bien avant d’être fixés par des textes. Peut-être bien que cette fixation induite par la transcription scripturale est un frein à l’écriture du travail social, par essence mouvante, changeant et qui dans l’oralité préserve cette symbolique du mouvement et de l’évolution perpétuelle. 

Passage du temps

Je sais que ce que j’écris sur un enfant aujourd’hui est la trace d’un instant, et pourtant cet écrit doit pouvoir supporter le passage du temps parce que cet enfant devenu grand, viendra peut-être un jour, consulter cet écrit arraché des archives. L’écrit, par nature, échappe à la précarité de l’instant et s’inscrit dans une temporalité qui transcende les existences.

Manif du 7 décembre

Nous nous plaignons et avec raison de l’invisibilité dans laquelle se débat le travail social. Le 7 décembre, si nous étions nombreux dans les rues, une fois encore nos voix ont semblé un murmure, à peine relayées par les médias nationaux. L'émotion est de mise lors de plateaux télés pleins d’invités s’accordant, et à juste titre parfois, pour évoquer les défaillances du système de protection de l’enfance dans certains parcours d'enfants placés. Mais lorsqu’il s’agit de soutenir les revendications des travailleurs sociaux demandant précisément plus de moyens et de reconnaissance afin de mieux protéger, soutenir, prévenir, encadrer, étrangement il n’y a plus rien à voir, passez votre chemin, silence.

Témoignons, écrivons !

Alors, il semble clair que personne ne fera le boulot à notre place, nous devons nous faire entendre, râlons, émerveillons-nous, clamons notre désarroi, nos attentes, notre fierté, notre fatigue, nos envies… mais témoignons, écrivons ! Les travailleurs sociaux sont les premiers à mésestimer l'immense richesse de leur connaissance sur les vulnérabilités et les forces de notre humanité. Que ce savoir finisse dans les limbes de l'oubli atteste un véritable gâchis.

Peur du vide

J’ai la difficile tâche de clore cette rubrique des carnets de bord qui s'achève avec ce douzième feuillet et qui, durant une année, a porté les textes de Dafna, Christel, Ève et moi-même. Mon appréhension d’un mois à l’autre était toujours la peur du vide : mais sur quoi vais-je bien pouvoir écrire la prochaine fois ? Vertige de la page blanche. À chaque fois, c’est la pratique qui apportait la réponse, une réflexion partagée en réunion, un entretien, l'exclamation d’un enfant, l’émotion d’une journée, une visite à domicile étonnante.

Scènes cocasses

Mon travail auprès des familles ne cesse de me surprendre, s’il est dur, il est parfois aussi drôle, émouvant. Il y a quelques jours, lors d’une visite à domicile avec une collègue, j’ai été prise d’un irrépressible fou rire lorsqu’une mère a noué à nos chaussures des sacs en plastique, avant de nous laisser entrer, de crainte que nous contaminions son sol avec le virus. Nous voilà déambulant dans l’appartement affublées de pochons bicolores et gonflés d’air qui couinent à nos pieds. Le quotidien des travailleurs sociaux est plein de ces scènes un peu loufoques et cocasses que les néophytes écoutent l'œil arrondi d’étonnement si nous leur racontons.

Humanisation

Il y a dans le retrait induit par l’écriture un calme apaisant, une solitude habitée. Quand je partage quelques instants des rencontres qui tissent mon quotidien d’éducatrice et les mets en perspective, j'ai le sentiment de les cerner avec plus de densité, et cette incarnation écrite des personnes que j’ai accompagnées, étrangement, les humanise davantage encore. L’écriture a son propre savoir, elle prend au réel et ensorcelle notre compréhension et notre perception du vivant pour la rendre plus ciselée encore.

Controverse bienveillante 

Pour ceux qui m’ont lue durant cette année, merci. Pour ceux que j’ai agacés parfois et qui me l’ont fait savoir, merci aussi. Je ne regrette rien, la controverse bienveillante est toujours pour moi la bienvenue. Pour ceux qui ont corrigé mes innombrables fautes d’orthographe, et m’ont encouragée merci et aussi à ceux qui ne m’ont pas lue, grâce à vous je cherche à m’améliorer encore. Et bien sûr merci au Media social de m’avoir invitée dans cette aventure et d’avoir hébergé mes textes en me laissant libre de m’exprimer comme je le souhaitais.

À vos claviers !

J’espère que d’autres prendront le relais sous d’autres formes peut-être, qu’il me tarde de découvrir et de lire. Collègues à vos claviers !

Les carnets de bord s'arrêtent (pour l'instant)

En avril 2020, alors que les établissements étaient confinés, la directrice d'un Ehpad démarrait sur notre site des chroniques hebdomadaires qui racontaient le quotidien des résidents et des professionnels. Huit articles riches d'informations précieuses, d'impressions à chaud sur une crise totalement inédite ! 

En novembre 2020, nous prolongions l'aventure en demandant à quatre professionnelles (Ève Guillaume, mais aussi Dafna Mouchenik, Christel Prado et Laura Izzo) de partager leur vécu professionnel. Vous avez ainsi pu mieux comprendre les réalités parfois méconnues des différents champs : grand âge, aide à domicile, protection de l'enfance, politiques départementales, handicap.

Après plus d'un an d'écriture, face au risque d'essoufflement et de répétition, nous avons décidé, d'un commun accord, d'arrêter ces carnets de bord à partir de janvier 2022. Que les quatre rédactrices soient ici vivement remerciées pour leurs contributions toujours fécondes et leur enthousiasme ! Elles pourront d'ailleurs continuer à écrire de temps en temps car elles ne manquent ni d'idées, ni de combats. Et puis, il n'est pas exclu que nous reprenions dans quelque temps cette formule des carnets de bord...

LauraIZZO
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