De plus en plus de travailleurs sociaux choisissent d'exercer en libéral. Pour se sentir plus libres, plus autonomes et répondre à des besoins non couverts, disent-ils. En cherchant de nouvelles solutions, ils bousculent des habitudes institutionnelles, des mentalités professionnelles et la définition même de l'action sociale.
Qui sont les travailleuses et travailleurs sociaux qui quittent le salariat pour devenir indépendants ? « Leur nombre a fortement augmenté depuis cinq ans, observe Grégory Fidile, DG d'Humacitia, un réseau national de travail social en libéral créé en 2015. Mais ils restent marginaux parmi leurs collègues salariés. »
Environ 1 % des professionnels du social, estime Maxime Chaffotte, ancien éducateur spécialisé et formateur, intervenant à la Frapp (Formation recherche-action et pédagogies populaires). Son chiffre se base sur une étude d'Émérite Le Corre (*), qui lui permet de dresser le profil de ces professionnels d'un nouveau genre.
Portrait-robot des indépendants
Dans les années 1980, les premiers travailleurs sociaux à choisir l'indépendance sont des assistants de service social intervenant en entreprise. Aujourd'hui, les métiers se sont diversifiés : éducateurs spécialisés, éducateurs de jeunes enfants, conseillers en économie sociale et familiale, etc.
« Ce sont des professionnels jeunes, souvent parents. Ils habitent surtout en Ile-de-France et dans les zones urbaines du Sud, et sont majoritairement des auto-entrepreneurs », décrit Maxime Chaffotte.
Leurs principaux secteurs d'activité sont le soutien à la parentalité, la prise en charge du handicap et l'intervention en entreprise.
Des pros démotivés
Entre les lignes, le développement du travail en libéral met en cause les conditions de travail dans le secteur.
« De nombreux professionnels sont démotivés par la lourdeur des procédures administratives, un management hiérarchique inspiré de l'entreprise mais inadapté au social, la rationalisation budgétaire, la faible reconnaissance », énumère Maxime Chaffotte.
Une envie d'autre chose
Devant cet épuisement, l'exercice en libéral redonne de l'espoir à certains, constate Grégory Fidile : « Ils y voient l'occasion de retrouver du plaisir, de renouer avec l'idéal qu'ils ont du métier, d'évoluer professionnellement. »
L'indépendance serait un moyen de sortir des injonctions paradoxales et de se préserver soi-même, poursuit Maxime Chaffotte : « de pouvoir développer ses qualités et sa créativité, de pratiquer l'empathie ».
Ouverture et innovation
C'est dans cet esprit que la Rennaise Nathalie Barbot, éducatrice de jeunes enfants (EJE) diplômée depuis 1992, a monté Cœur de Boussole , un cabinet indépendant où elle s'est associée à une psychologue.
« Après avoir travaillé quinze ans dans une structure de petite enfance, j'ai ressenti de l'usure professionnelle. Je n'en pouvais plus de manquer de temps avec les parents. J'ai passé un Master II et un DU. J'étais dans une dynamique d'ouverture et d'innovation. »
Un collectif en indépendant
À Nantes, Pauline Briand, aide médico-psychologique, Camille Grosset (infirmière) et Anne-Claire Jarlégan (psychoéducatrice) ont travaillé ensemble, cinq ans, dans un foyer d'accueil médicalisé qui venait d'ouvrir. Puis elles ont décidé de créer leur collectif en indépendant, Au-delà des murs , dédié aux personnes avec troubles du spectre de l'autisme.
« À l'ouverture du foyer où on travaillait, il y avait déjà trente personnes sur liste d'attente. Nous avons proposé à la direction de monter une équipe mobile. Nous avions créé des outils, des partenariats entre psychiatrie et social. Ce modèle souple et réactif nous parlait. Ça ne s'est pas fait. »
Après avoir suivi une formation d'Humacitia pour affiner leur modèle économique, les collègues ont créé, en 2021, leur propre équipe mobile indépendante.
« On est maîtres de nos décisions »
Pour l'instant, les trois professionnelles apprécient : « On est maîtres de nos décisions, on travaille selon nos valeurs », dit Pauline Briand.
« On est réactives, on ne voit pas les personnes comme des chiffres, on passe plus de temps sur les accompagnements que sur l'administratif », poursuit Anne-Claire Jarlégan.
« On est libres d'être d'innover sans devoir rendre des comptes à quelqu'un qui ne comprend pas de quoi on lui parle », estime Camille Grosset.
Répondre à des besoins non couverts
Aux nouvelles aspirations de travailleurs sociaux répondent des besoins de familles qui ne trouvent pas leur place dans les structures traditionnelles.
« Le travail en libéral est un mode d'intervention qui répond à des besoins peu ou pas couverts par ailleurs », détaille Grégory Fidile, qui, avant de créer Humacitia, a été éducateur spécialisé et chef de service éducatif.
Compléter l'action publique
Il cite le champ de l'autisme ou de la protection de l'enfance, aux dispositifs saturés. « En France, l'État fixe le cap de la politique d'action sociale, expérimente et généralise des dispositifs, poursuit-il. C'est trop vertical pour être efficace. Cela laisse des gens pour compte. »
C'est pour cela que des travailleurs sociaux cherchent un autre modèle, explique Anne-Claire Jarlégan : « Pour apporter une réponse complémentaire à celle des pouvoirs publics. » Les indépendants interviennent alors dans des niches laissées vacantes ou désertées par l'action publique.
Qui est garant ?
Cependant, l'exercice en libéral pose des questions. La première est celle du cadre. « Le libéral peut être synonyme d'isolement des professionnels, sait Camille Grosset. Par ailleurs, l'atomisation peut laisser la place à des gens aux méthodes farfelues et aux prix exubérants, qui vont intervenir auprès de personnes vulnérables. Qui cadre ? »
Avant Cœur de boussole, Nathalie Barbot a tenté l'aventure d'un cabinet éducatif et social de plusieurs libéraux, qui n'a pas fonctionné : « C'est l'administratif et l'organisationnel qui nous a impactés. À plusieurs, il fallait un responsable, qui puisse trancher parfois. Il faut du temps pour s'accorder sur un cadre, éclaircir les objectifs communs, les moyens, évaluer. Et ce temps de coordination n'est pas rémunéré. »