Notre série "En quête de sens" s'intéresse à la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs découragements et leurs enthousiasmes. Valérie Michalak, référente à l'aide sociale à l'enfance (ASE), "adore ce métier" malgré le manque de moyens, pour l'adrénaline et les petites victoires.
Valérie Michalak aurait pu être professeure des écoles. Mais à la faveur d'un échec au concours, elle entre dans l'Éducation nationale par une autre porte et devient auxiliaire de vie scolaire (AVS). Une révélation : « Après quatre ans auprès d'adolescents déficients intellectuels, je ne voulais plus être dans la transmission de savoirs, mais plutôt dans l'accompagnement ».
En Mecs, « une claque »
Valérie s'inscrit à l'IUT de Tourcoing, filière éducation spécialisée. Trois ans plus tard, diplôme en main, elle prend son premier poste dans une maison d'enfants à caractère social (Mecs). Du jour au lendemain, elle partage le quotidien de ces enfants placés : « Une claque ».
Les parcours des enfants, les maltraitances vécues, leurs crises, leurs angoisses au coucher : Valérie découvre un monde de violences qui la marque profondément. Malgré la présence de l'équipe, elle se sent parfois très isolée. « Tu es seule au foyer, un week-end, et une gamine de huit ans fugue : tu fais quoi ? Tu lui cours après et tu laisses le groupe derrière ? »
L'image du référent
Plongée dans le quotidien, elle peine à comprendre la mission de certains de ses partenaires, les référents de l'aide sociale à l'enfance (ASE). Chargés du projet personnel de l'enfant, ceux-ci ont pour mission d'articuler le dialogue entre tous les acteurs : juge, éducateurs des foyers, assistantes familiales, écoles, hôpitaux, etc.
Une mission parfois opaque : « Je m'étais fait une image du référent qui passe sa journée à fumer des clopes et boire du café ! Je les voyais derrière leurs bureaux, les gamins ne connaissent même pas leurs noms parce qu'ils changent tout le temps, quand tu les appelles, ils sont injoignables... J'avais vraiment du mal à comprendre ce qu'ils faisaient ».
Jusqu'à 40 situations
Piquée de curiosité, lassée également d'être dans la gestion de crise permanente au foyer, Valérie décide de « passer de l'autre côté ». Elle postule à un contrat de trois mois pour devenir référente ASE dans le secteur Roubaix/Tourcoing. Elle enchaînera les CDD pendant quatre ans, avant de passer le concours et d'être titularisée.
Aujourd'hui référente depuis huit ans, elle qui « adore son travail » comprend désormais mieux pourquoi l’éducatrice qu'elle était peinait à percevoir le rôle des référents. « C'est vrai, on est difficiles à joindre ! » reconnaît-elle. Pourquoi ? « Sur Roubaix/Tourcoing, j'ai pu avoir jusqu'à 40 situations en même temps. » Derrière chaque « situation », un enfant éloigné de sa famille sur décision du juge des enfants.
Déculpabiliser les enfants
Dès l'ordonnance de placement provisoire (OPP), le référent se met au travail : il faut trouver une place en foyer ou famille d'accueil, recevoir l'enfant, recevoir les parents, organiser les visites médiatisées, préparer les audiences devant le juge des enfants, faire le lien avec l'école, le centre médico-psychologique, les techniciennes d'intervention sociale et familiale (TISF), etc.
Première tâche, fondamentale : évoquer le motif de placement avec l'enfant et la famille. « En foyer, une chose m'avait heurtée : les gamins pensaient très souvent que s'ils étaient placés, c'était de leur faute. » Charge à la référente de déconstruire cette culpabilité. À un enfant qui croit être placé parce qu'il « n'a pas été sage », Valérie rétablit la vérité : « Je dis : “Ton père et ta mère n'ont pas été en capacité de te protéger” ».
Donner une chance
Avec les parents, situation inverse. « Souvent, ils sont dans le déni et vont dire : “Vous me l'avez placé”. » La référente va alors travailler avec eux sur ce qui a fait défaut pour tenter d'éviter les carences ou la maltraitance. « C'est compliqué, car bien souvent les parents ont, eux-mêmes, été carencés. Ils n'ont pas eu de modèle sur ce qu'est “être parent”. »
Alors parfois, le doute l'emporte : « Qu'est-ce qui fait qu'on n'arrive pas à casser ce cycle ? Comment faire pour qu'à un moment donné, ça s'arrête ? » Mais les doutes passent. Et les petites victoires – comme cette enfant dont le QI a augmenté de 20 points en six mois de placement – confortent la référente dans la nécessité de donner une chance à chacun.
On ne peut pas demander l'impossible aux parents
Valérie ne conçoit pourtant pas son travail sans « les premiers partenaires », les parents. Patiemment, elle explique aux enfants que leurs parents resteront leurs parents et qu'il faudra savoir faire avec leurs défaillances.
En somme, prendre les choses positives qu'ils ont à leur apporter. « On ne peut pas demander l'impossible aux parents. Certains n'ont jamais reçu d'amour, d'autres ont des déficiences intellectuelles. Mais il y a du bon dans chacun ! »
Chef d'orchestre
Le référent, sorte de chef d'orchestre, facilite le dialogue et la circulation d'informations entre la famille et l'ensemble des professionnels qui accompagnent l'enfant. Une posture d'équilibriste parfois complexe à tenir. Les relations peuvent être tendues avec les éducateurs des foyers ou les assistants familiaux. « Ils ont parfois aussi l'impression que le référent les juge, dit “il faut faire comme si ou comme ça”. »
L'expérience d'éducatrice de Valérie constitue un plus. « Avoir travaillé en foyer m'empêche de me mettre dans une posture de “référent tout-puissant”. Ce sont les éducateurs et les assistants familiaux qui sont dans le quotidien, ce sont eux qui connaissent les enfants. On doit travailler ensemble comme des partenaires. »
Évaluer
Autre rôle majeur du référent, l'évaluation. Le lien parents/enfants, la posture des parents, l'intégration de l'enfant au foyer, à l'école : « On est les yeux du juge », résume Valérie. Une tâche lourde de responsabilité. « On n'a pas la vie du gamin entre nos mains, mais il y a beaucoup d'enjeux autour de nos évaluations. »
Le juge se base notamment sur les évaluations du référent pour déterminer le nombre de visites médiatisées, les droits de visite au domicile des parents le week-end, etc. « On va toujours dire “c'est une position de service” et c'est vrai, c'est l'ASE qui porte cette position. Mais sur les documents, c'est bien notre nom qui figure. Les parents et leurs avocats vont s'adresser à nous s'ils sont énervés, et ça peut faire mal. »
On est les yeux du juge
Dans les services, la valse des référents constitue un indicateur indéniable de la difficulté du travail. « J'ai vu des jeunes pleines de pep's arriver pour un CDD et finir en pleurs parce qu'elles n'avaient pas été assez épaulées. Tu es souvent seul face à cette responsabilité lourde. C'est dur. »
Noyés sous les notes
En cause, également, le manque de moyens. Comment accompagner correctement chaque enfant lorsque l'on en suit plus de 30 simultanément ? « Si on avait moins de situations, on pourrait être dans une vraie situation d'aide. Souvent, on survole, on fait les choses à moitié, c'est très frustrant de ne pas pouvoir aller au fond des choses », regrette Valérie. Et l'assistante sociale de déplorer la lourdeur des tâches administratives. « On est noyés sous les notes. Et quand tu fais une note, tu ne vois pas le gamin, ni la famille, ni les partenaires. »
« Sidérée »
Exemple concret, un enfant suivi par Valérie doit subir une opération. Celle-ci demeure impossible sans la signature des parents, titulaires de l'autorité parentale. Mais le père est injoignable. Valérie tente tous les numéros : la sœur, le curateur. Rien. « J'y passe un temps fou parce que si je n'arrive pas à avoir cette signature, le gamin ne peut pas être opéré. Et pendant tout ce temps, mes autres situations n'avancent pas. »
Elle a vu plusieurs collègues partir en burn-out out. Au point de se faire peur, elle-même. « Il y a des moments où je me sens envahie. Je me dis j'ai ça, ça, ça à faire, je ne sais pas par où commencer et je me sens sidérée. » Mais Valérie tient le choc : « Je dis à mes collègues : “Je fais un burn out de cinq minutes et je m'y remets !” ».
« Rude et beau »
Car le revers positif de cette urgence envahissante, c'est « l'adrénaline ». « Aucune journée ne ressemble à l'autre, tu ne sais pas ce qui va te tomber sur la figure et tu essaies à chaque fois de faire au mieux. J'aime ce métier car je me sens vraiment utile. »
Valérie l'aime aussi grâce à « une très belle histoire ». Une histoire d'adoption, l'année dernière. Présente à toutes les étapes, depuis la signature du procès-verbal d'abandon par les parents biologiques jusqu'à la rencontre avec les parents adoptifs, elle en garde un souvenir puissant.
Et reconnaît que maintenir la bonne distance émotionnelle fut complexe, pour elle qui passait toutes les semaines voir l'enfant à la pouponnière et qui l'a vu partir définitivement avec ses nouveaux parents : « C'était rude et beau en même temps ».
Pourquoi cette série « En quête de sens ? »
Le travail social est atteint par une grave crise de sens, le sujet n'est hélas par nouveau. Mais par-delà le constat collectif, comment cette mise en question résonne-t-elle individuellement, pour les professionnels du secteur ? Comment et à quel moment chacun peut-il être amené dans son travail à se regarder et à se demander : « Mais qu'est-ce que je suis en train de faire ? ».
Lorsque la réalité de terrain s'éloigne trop de l'idéal qu'on s'était forgé de sa mission, comment surmonter le décalage ? Décide-t-on de fermer les yeux en investissant d'autres pans de sa vie, de tout lâcher, de militer, de ruser avec les contraintes, de les enfreindre ?
Où trouve-t-on les ressources, l'énergie, pour conserver le cas échéant une créativité interne – créativité au service des personnes que l'on accompagne et souvent aussi de notre santé psychique et physique ?
Si chacun n'a d'autre choix que de s'inventer ses propres réponses, rien n'empêche d'aller puiser de l'inspiration dans l'expérience d'autres collègues.
Notre série « En quête de sens », lancée en 2016 sur TSA, se propose justement de vous donner à entendre la trajectoire singulière de travailleurs sociaux désireux de partager leurs interrogations, leurs découragements, leurs enthousiasmes, et les stratégies qu'ils mettent en œuvre dans ces métiers aujourd'hui si chahutés. Des métiers mis plus que jamais en demeure de penser leur propre sens pour éviter qu'ils ne deviennent – malgré eux – vecteurs de maltraitance.
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