Tiraillés entre les valeurs sociales de leurs équipes et les impératifs de performance économique, les managers des établissements médico-sociaux développent des stratégies d’ajustement, observent dans cette tribune libre* Khaled Sabouné et Adama Ndiaye, maîtres de conférences en sciences de gestion.
Les établissements médico-sociaux (EMS) connaissent, depuis une vingtaine d’années, de profondes mutations liées à la volonté de l’État de faire évoluer leurs modes de fonctionnement à travers l’introduction d’outils de gestion à visée performative.
Les transformations du secteur et les politiques d’optimisation des coûts constituent un véritable bouleversement pour les managers dans la mesure où ils sont invités à accepter des logiques de fonctionnement qui favorisent l’émergence des tensions paradoxales. La gestion de ces dernières est cependant urgente dans la mesure où elle constitue un déterminant de la performance des EMS.
Cette tribune détermine, grâce aux discours de 18 managers, interviewés en 2022, quatre tensions paradoxales auxquelles ils sont confrontés et identifie trois stratégies d’ajustement leur permettant d’y faire face.
Quatre tensions paradoxales
Les managers sont confrontés à au moins quatre tensions paradoxales.
Contrôle/Autonomie
La fonction managériale se complexifie comme le ressent cette directrice d’un Ehpad associatif : « C’est un métier très difficile parce qu’on n’est pas totalement libre de faire ce qu’on veut ».
En effet, les autorités de tutelle incitent les managers à être plus autonomes au travail, mais en même temps, elles contrôlent en permanence leurs activités, comme en témoigne ce cadre de direction (secteur du handicap) :
« On a le côté autorité où il va falloir rendre compte. Et rendre compte, c’est vous êtes autonome, mais finalement, tous les mois, vous nous renvoyez une sorte de reporting sur combien vous avez dépensé, qu’est-ce que vous avez mis en place, combien d’usagers vous suivez […] C’est très paradoxal et très lourd ».
Stabilité/Changement
Les managers rencontrés témoignent de la tension entre le besoin de stabilité et de changement. D’après eux, leur secteur connaît actuellement une transition à la fois structurelle et culturelle où les managers, notamment les cadres intermédiaires, sont amenés à s’adapter assez rapidement à de « nombreux » changements imposés par les pouvoirs publics ou par leurs supérieurs hiérarchiques.
Ces changements peuvent toutefois entrer en opposition avec les valeurs personnelles de ces cadres et de leurs équipes opérationnelles qui souhaitent, pour autant, bénéficier d’une organisation du travail plus adaptée et plus stable, afin d’assurer une meilleure prise en charge des usagers.
Les managers des EMS admettent qu’il est nécessaire de faire évoluer les logiques de fonctionnement de leurs structures. Néanmoins, ces nouvelles logiques devraient prendre en considération l’histoire et la culture du secteur.
Ainsi, les managers déplorent le manque de préparation au changement comme le note cette directrice adjointe (secteur du handicap) : « Nous avons besoin de favoriser et d’accompagner dans la durée, des déplacements progressifs impliquant une certaine stabilité. Il faut de la prudence, de la patience et de la flexibilité. Il ne faut jamais se démarquer du passé tout en gardant à l’idée que l’inertie structurelle et culturelle demande à être tout le temps surmontée. Chaque fois qu’un système est coupé de son environnement, il se détériore, se sclérose et se nécrose. Nous ne sommes pas préparés à tous ces changements ».
Planification/Action
Les managers des EMS doivent définir les stratégies et les modes de fonctionnement de leurs structures dans le cadre du projet d’établissement. Ils sont donc amenés à être en permanence dans l’anticipation et la planification afin d’assurer une cohérence globale des actions et des activités de leurs structures :
« Nous avons besoin de planifier car l’équipe se préoccupe de certaines questions comme : « Où va-t-on ? » et « comment y va-t-on ? ». Les EMS doivent se projeter » (Directeur d’Ehpad associatif). En même temps, les managers doivent être dans l’action pour faire face à des imprévus (crise sanitaire, etc.) qui nécessitent des adaptations rapides de l’organisation du travail : « O n ne peut pas tout le temps planifier car il faudra éteindre parfois les feux. Nous sommes dans un univers en pleine mutation » (directrice adjointe, secteur du handicap).
Logiques sociales/Logiques économiques
Les managers rencontrés témoignent d’une tension permanente entre les valeurs sociales de leurs équipes et les impératifs de performance économique exigés par les pouvoirs publics et leurs supérieurs hiérarchiques.
Dans ce contexte, les managers expriment leur difficulté à convaincre leurs collaborateurs de la nécessité de ces changements qui leur paraissent à la fois structurels et culturels : « Le manager doit mettre en place des outils nécessaires lui permettant de rationaliser les dépenses. Nous avons l’impression de passer notre temps à négocier cette révolution culturelle » (directeur d’Ehpad privé).
Concrètement, les EMS doivent garantir une meilleure prise en charge des usagers mais à moindre coût. L’octroi même de subventions et de dotations publiques dépend des résultats financiers de chaque établissement.
Il s’agit donc de faire plus et mieux avec moins malgré la réserve des soignants à l’égard de ces logiques économiques qui risquent de dégrader la qualité des soins comment en témoigne ce directeur adjoint (secteur du handicap) : « Le paradoxe le plus prenant, c’est les contraintes économiques qui nous sont imposées et malgré tout, on doit continuer à garantir les meilleures prestations avec toujours moins de budget ».
La tension logiques sociales/logiques économiques pointe la difficulté de certains managers à accepter ou à s’adapter à la culture de la performance économique dans la mesure où la priorité des professionnels du secteur reste la qualité de la prise en charge et non l’efficience : « Travailler par objectifs, procédures, performance, indicateurs de résultats, productivité, ne fait pas partie de la culture historique de ce secteur » (directeur d’Ehpad associatif).
Trois stratégies d’ajustement
Pour faire face aux tensions paradoxales, les managers des EMS développent les stratégies d’ajustement suivantes.
La résignation
Pour le manager, il est nécessaire que les tensions paradoxales soient bien comprises par ses collaborateurs afin qu’elles soient acceptées. Dans ce but, il assure son rôle de traduction en donnant plus de sens aux tensions paradoxales : « C’est le côté pédagogique moi qui va m’intéresser là-dedans. C’est-à-dire comment je vais transférer l’information ? Comment je vais communiquer ? Comment on va appliquer les politiques publiques » (cadre de direction, secteur du handicap).
L’alignement
L’alignement se définit comme la prise d’initiatives en cohérence avec les orientations organisationnelles. Il permet au manager de se responsabiliser, de promouvoir une expertise et de rendre l’activité plus pérenne. Dans ce but, le manager est amené à jouer le rôle d’équilibriste : « On essaie de jongler entre ce qui paraît cohérent, ce qui paraît fou et essayer de trouver le juste équilibre entre les deux en y associant aussi les familles, en y associant aussi les résidents parce qu’ils ont leur mot à dire » (directrice d’Ehpad public).
La transgression
La transgression signifie l’ensemble des actes effectués au sein de l’organisation venant en contradiction avec les normes et les règles déjà en place. Il s’agit d’une construction conjointe provenant des interactions entre le manager et son environnement de travail.
Pour le manager, une surabondance de règles peut limiter la résolution de la tension paradoxale alors que l’autonomie mal contrôlée est sujette à un risque pour l’individu d’où la transgression : « On n’a pas toujours appliqué les consignes de nos tutelles parce que parfois c’était tellement paradoxal. Ça faisait perdre tellement de sens » (directrice d’Ehpad associatif).
L’action de transgresser constitue une forme d’autoprotection pour le manger, une preuve d’innovation et une possibilité de procéder différemment : « Je m’arrangeais parce que je ne pouvais pas demander aux ASH de faire ce qu’elles faisaient à cinq alors qu’elles n'étaient que trois, ce n’est pas possible […] On n’est plus dans quelque chose d’honnête » (responsable d’hébergement, Ehpad privé).
Le manager est ainsi amené à transgresser quand il perçoit que l’écart entre le travail prescrit et le travail réel influe sur la santé et la performance de ses collaborateurs et les empêche d’atteindre les objectifs organisationnels : « Ces comités n’empêchent pas de transgresser. Des fois, ça va le légitimer. Parfois, entre nous, le fait de dire « bon, aller, ok, ça, pour le bien de l’usager, on ne le fait pas » (cadre de direction, secteur du handicap).
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* Les tribunes libres sont rédigées sous la responsabilité de leurs auteurs et n'engagent pas la rédaction du Media Social.
- Khaled Sabouné, maître de conférences en sciences de gestion, Institut de management public et gouvernance territoriale (IMPGT), Aix-Marseille Université
- Adama Ndiaye, maître de conférences en sciences de gestion, Institut d'administration des entreprises de Tours