Jacques Serpette, directeur général de l’Adapei 27, gère 22 établissements et services accompagnant 1 000 personnes dans le département de l'Eure. Décès, manque de masques, conséquences de l’isolement, projections dans l’avenir : un mois après le début du confinement lié au Covid-19, il revient sur la gestion de la crise sanitaire.
Quelle est la situation aujourd’hui dans vos établissements ?
Jacques SerpetteLa phase de crise aiguë est passée, mais la crise s’est installée durablement. Pour y faire face nous avons apporté des réponses structurelles, évolutives, mais nous devons encore gérer de nombreux problèmes. Le premier d’entre eux consiste à éviter la propagation du Covid-19 dans une de nos maisons d’accueil spécialisées (MAS), où deux résidentes, lourdement handicapées et très fragiles, ont été contaminées et sont décédées à l’hôpital.
Nous n’avons pas eu de difficulté pour les faire hospitaliser, mais ce qui s’est passé dans plusieurs régions est très grave. Des collègues ont reçu des protocoles pour que les personnes accueillies en établissement médico-social ne soient pas hospitalisées.
Si l’Unapei est montée au créneau et a forcé le gouvernement à réagir, ce n’est pas pour rien. Comme pendant les crises importantes, les personnes handicapées ne sont pas prioritaires et il faudra l’analyser. Aujourd’hui, je croise les doigts pour qu’il n’y ait pas d’autres cas dans la MAS ces prochains jours. Nous appliquons tout ce que nous pouvons : les mesures barrières, le confinement dans les chambres. Mais nous devons optimiser l’utilisation des masques en raison de la pénurie sur le territoire.
Vous êtes toujours en attente de masques ?
J. S.Il n’y en a pas, c’est un énorme problème. Pour la petite histoire, au début de la crise j’avais récupéré un stock de 5 000 masques FFP2. Voyant le manque chez les médecins, j’en ai donné 4 000 à l’agence régionale de santé (ARS). Et je ne le regrette pas ! Mais aujourd’hui l’ARS ne nous délivre des masques chirurgicaux qu’au compte-gouttes, cinq par semaine et par place, et seulement pour les MAS, les foyers d’accueil médicalisés (FAM) et les IME - qui sont fermés ! -, ce qui est bien inférieur à nos besoins. Nous en avons donc récupéré par tous les moyens possibles. Une équipe de deux salariés est uniquement dédiée à cette recherche. Nous avons commandé 25 000 masques depuis plus d’une semaine : le fournisseur me dit qu’ils sont bloqués à Shanghai.
Quels sont vos autres motifs d’inquiétude ?
J. S.Nous avons confiné deux foyers de vie avec des professionnels à l’intérieur, sur la base du volontariat. Nous avons fait voter cette mesure en comité social et économique central (CSEC), nous avons fait signer aux professionnels un avenant à leur contrat, mais nous savons que nous prenons un risque légal s’il arrive quoi que ce soit. Nous avons pesé le pour et le contre, il s’agit de maintenir l’accompagnement des personnes, il s’agit de leur vie. Donc c’est un choix éthique.
Dans la très grande majorité, la quinzaine de salariés concernés a répondu présent. Ils sont très impliqués dans leur travail, et dans la militance. À tout moment ils peuvent arrêter s’ils le souhaitent. La difficulté pour renforcer ces équipes c’est qu’en accompagnement continu les professionnels doivent pouvoir faire du nursing, or un éducateur ou un moniteur d’atelier n’ont pas forcément cette compétence.
Vous avez pris un nombre incalculable de décisions en peu de temps : avez-vous fait un premier bilan ?
J. S.Non, nous n’avons pas eu le temps de regarder en arrière. Nous avons mis en place dès le début un tableau de suivi des actions qui pourra servir d’historique. Il a fallu fermer les IME, s’assurer que cela se passe bien dans les familles, sortir des établissements les personnes fragiles, confiner les autres, etc. Je me suis appuyé sur les différents espaces de concertation, dont les instances représentatives du personnel et les administrateurs, pour analyser la situation et pallier les difficultés.
Au début c’était un immense bazar avec des consignes nombreuses, contradictoires, qui changeaient tous les jours. Les autorités n’ont pas compris qu’il fallait nous donner des documents ultra-opérationnels, de synthèse. Nos têtes de réseaux – Unapei, Nexem, Uniopss - sont bien plus efficaces que l’administration. Elles nous envoient un compte rendu dans les deux heures qui suivent un rendez-vous ministériel. Côté ARS, il faut attendre deux à trois jours.
Comment voyez-vous les semaines à venir ?
J. S.Le confinement dans les chambres, la solitude des travailleurs d’Esat : nous constatons que cela devient difficile, la situation se tend. Le contact téléphonique rapproché avec les familles ne suffit plus. Il faut amener de la vie, du lien social. Nous allons donc généraliser la visio avec des tablettes, et pour les familles qui ne savent pas utiliser cet outil, nous allons filmer les résidents et porter la vidéo au domicile des familles, une fois par semaine.
Nous envisageons aussi d’organiser des visites par vitre interposée. Pour les travailleurs d’Esat, nous allons ouvrir des micros-ateliers une fois par semaine, dans le strict respect des gestes barrières. Enfin nous allons faire venir des troupes d’artistes qui donneront des spectacles à l’extérieur des établissements : cela fera du bien à tous, personnes accompagnées et confinées, personnels et artistes qui n’ont pas de travail en ce moment.
Et côté salariés ?
J. S.Les salariés, cadres et directeurs qui ont géré la crise depuis le début vont devoir prendre du temps pour se reposer, car il va falloir tenir. Les salariés qui aujourd’hui sont chez eux, en vertu de l’accord de branche, passent à 21 heures semaines pour pouvoir mieux utiliser leurs heures après. Cela a pu amener de l’inquiétude mais ils ont conscience des priorités de l’action à mener. J’ai aussi mis en place un soutien psychologique pour les salariés et un coaching de gestion de management de crise pour les directeurs. Je sais qu’il y aura un contrecoup pour les personnels, il faut le prévenir le mieux possible.
Savez-vous rester positif ?
J. S.Il le faut ! Malgré les moments très difficiles que nous traversons, il faut rassurer, regarder les espoirs de traitement, de vaccin, et essayer de positiver. Une de nos premières mesures, qui figure dans nos tableaux d’action, a été d’imposer l’arrêt de la diffusion des chaînes tout info dans les établissements, qui génèrent beaucoup trop d’angoisses ! Dans une crise amenée à durer, il faut garder la tête froide et montrer qu’on est sur le bon chemin.