Avec l'annonce d'élections législatives anticipées, le Rassemblement national (RN) se dit "prêt à exercer le pouvoir". Que signifierait l'arrivée de Jordan Bardella à Matignon pour les travailleurs sociaux, s'interroge dans cette tribune libre* Jean-Luc Gautherot, ingénieur social.
En janvier dernier, j’écrivais une chronique intitulée : « Le Pen présidente, que feraient les travailleurs sociaux ? », qui tentait de savoir quelles pourraient être les réactions des travailleurs sociaux en cas de victoire de Marine Le Pen aux présidentielles de 2027 : démissionner ; rester parce qu’on partage les idées du Rassemblement national (RN) ; rester et ne pas appliquer les décisions du nouveau pouvoir en place, etc.
Emmanuel Macron vient de dissoudre l’Assemblée nationale suite aux résultats des élections européennes. Jordan Bardella pourrait bien être nommé Premier ministre, dès cet été, si le RN obtient la majorité des sièges des députés.
Que vont faire les travailleurs sociaux et leurs représentants dans cette période électorale, et après ?
Une situation de cohabitation
La France va tout droit vers une situation de cohabitation comme elle en a déjà connu dans le passé. Emmanuel Macron resterait président de la République et Jordan Bardella dirigerait un gouvernement composé de partisans du RN.
Ce qui signifie en clair que dans ce scénario, tous les ministères et secrétariats d’État seraient tenus par des personnes porteuses de l’idéologie du RN. Si ce parti remporte la majorité absolue aux législatives, il aura tout pouvoir pour transformer le travail social à sa guise.
Quel changement concret pour le travail social ?
Si le RN applique son idéologie, et les actions concrètes que ses partisans annoncent dans les médias depuis des années, on peut s’attendre à la fin de la prise en charge des mineurs non accompagnés (MNA) au mépris de la Convention internationale des droits de l'enfant (CIDE).
On peut s’attendre à des changements importants sur la politique du droit d’asile, restrictions des critères dans l’étude des dossiers par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), fermeture de centres d'accueil pour demandeurs d'asile (Cada), chasse aux déboutés pour augmenter le nombre des expulsions.
On peut s’attendre à un renforcement de la logique de répression, notamment en protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et dans le secteur de l’addictologie où la logique éducative pourrait reculer : la prison plutôt que l’éducation et les soins.
On peut s’attendre plus largement à une exclusion des aides sociales des personnes étrangères non ressortissantes européennes : personnes handicapées, sans-abri, mineurs en danger, personnes âgées.
Un vent de fronde
Ces derniers temps, de nombreux signaux faibles montraient la montée d’une tendance au durcissement des relations entre les acteurs du travail social et les pouvoirs publics. Un vent de fronde se levait.
Barrages filtrants dans le nord de la France, volonté de créer un front uni des associations gestionnaires pour avoir une véritable force de frappe, contentieux systématiques en cas de désaccord, pétition pour obliger l’Assemblée nationale à un débat sur le travail social.
Le 4 avril, Daniel Goldberg, président de l’Uniopss, déclarait : « Nous n’avons pas de tracteurs…, nos exigences pèsent peu jusqu’à présent… J’appelle les fédérations partenaires, les grands réseaux qui ne sont pas adhérents de notre union à ce que nous nous retrouvions dans un Comité permanent du secteur non lucratif des solidarités et de la santé… Parler d’une seule voix afin d’avoir plus de poids dans les décisions publiques et plus de reconnaissance auprès de nos concitoyens. »
Le 15 mai, Philippe Calmette, un des leaders du mouvement « Nouvelle donne » au sein de la fédération Nexem, affirmait dans une interview : « Il faudra des opérations plus radicales que celles que nous avons menées jusqu’alors. La politique de négociation et de recherche de consensus avec les pouvoirs publics qui a fonctionné pendant des années, et à laquelle j’ai participé, n’est plus possible aujourd'hui. Notre secteur n’est plus prioritaire et le dialogue n’a plus aucune place. Nous devons aller vers des formes de mobilisation plus radicales. »
Un vent de fronde pour faire barrage au RN ?
Le vent de fronde qui se lève dans le travail social va-t-il se transformer en vent de fronde pour faire barrage au RN ? Les grandes associations et fédérations vont-elles parler d’une seule voix pour dire qu’il ne faut pas voter pour ce parti parce que le travail social qu’il prépare ne correspond pas à leur système de valeurs ?
Les associations gestionnaires de terrain vont-elles faire de même auprès de leurs salariés ? Des mobilisations, des manifestations vont-elles être organisées pour défendre un travail social universel qui ne met pas les étrangers à l’écart ?
Ou alors les représentants du travail social vont-ils rester neutres ? Dans les phases électorales, ils ont habituellement une attitude non partisane, ils n'appellent pas à voter pour tel ou tel parti. Ils font savoir, par voie de presse, à tous les candidats ce qu'ils attendent en matière de politique sociale pour les inciter à intégrer ces éléments dans leur programme.
La peur d’être sanctionné par le nouveau pouvoir en place, s'ils ont clairement montré leur hostilité à son égard, va-t-elle l’emporter ? Vont-ils justifier leur neutralité en expliquant que ce n’est pas le rôle des associations gestionnaires de « faire de la politique », et que ce qui compte ce sont les usagers ? Vont-ils rester muets en espérant que personne ne vienne leur demander de prendre position et donc d’engager leur responsabilité ?
Et après ?
Si Jordan Bardella devient Premier ministre, les possibilités de réaction que j’évoquais dans la chronique citée en introduction vont s’offrir plus tôt que prévu aux travailleurs sociaux.
Assisterons-nous à des démissions massives des professionnelles qui ne pourront pas appliquer les changements incompatibles avec leurs convictions ?
Ou plutôt à des résistances internes des professionnels qui resteront et qui refuseront d’appliquer les nouvelles réglementations ? N’assisterons-nous à rien de particulier si, comme certains le disent, les professionnels d’aujourd’hui n’ont plus de conscience politique ?
Pour conclure
Les analystes répètent en boucle que l'environnement du travail social est devenu instable et incertain. Si on en doutait encore, nous avons là un élément de confirmation. Qui avait prévu un tel rebondissement ?
Bien sûr, le futur n’est pas écrit d’avance, mais la nomination de Jordan Bardella en tant que Premier ministre est un scénario tout à fait probable, qui tactiquement pourrait même arranger le camp du président de la République pour préparer les présidentielles de 2027.
Le RN pourrait alors être critiqué sur un bilan qui montrerait peut-être que les solutions simplistes qu’il promeut n’ont pas été appliquées parce qu’elles sont inapplicables. En attendant, les acteurs du travail social, représentants comme professionnels de terrain, sont face à un choix historique, pour l’avenir du secteur.
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