Alors que devant les centres de distribution les files s’allongent, acteurs de l’aide alimentaire, travailleurs sociaux et bénévoles tentent de maintenir un accueil inconditionnel et un accompagnement global. Dans le même temps, le secteur se mobilise pour dépasser la solution d’urgence et affirmer un droit à une alimentation de qualité.
L’aide alimentaire traverse une crise à la fois conjoncturelle et profonde. Le recours à l’aide alimentaire a été multiplié par trois en dix ans (Étude Secours populaire) - dont + 22 % entre 2021 et 2023 - pour atteindre entre 7 et 9 millions de personnes secourues. Ce, alors qu'un très fort non-recours est à considérer, une personne sur deux en précarité alimentaire (16 % de la population) ne faisant pas appel à l’aide alimentaire, selon une récente étude du Crédoc.
Aujourd’hui, le secteur est confronté à un effet ciseaux : une baisse des dons et, en parallèle, une augmentation des bénéficiaires - beaucoup d’étudiants, de travailleurs pauvres, de retraités avec de faibles pensions…- touchés par l’inflation sur les produits alimentaires et écrasés par le coût du logement, qui absorbe une part grandissante de leurs ressources. Alors même que cette très forte inflation pèse aussi sur les charges des associations.
Double peine
« Ça craque de partout ! », estimait ainsi le 12 octobre dernier Pascal Brice, président de la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS), à l’occasion d’un appel à la mobilisation. Et de qualifier de « très préoccupantes » la « situation des personnes et la capacité des associations à faire face ».
Les Restos du cœur (35 % de l'aide alimentaire en France) l’ont annoncé début septembre et pas démenti depuis, malgré l’aide de secours débloquée par l’État : « Pour la première fois », l’association devra « refuser à partir de novembre 2023 » des personnes se présentant dans ses centres. Une double peine pour ceux qui ne bénéficieront ni de dons alimentaires, ni de l’accueil et de l’ensemble des actions des Restos, comme l’accès à la culture ou à la santé.
Une amorce pour l'accompagnement
Le cas est symptomatique de la crise qui pèse sur tout le secteur, alors que les travailleurs sociaux s’appuient souvent sur cette « accroche » que représente l’aide alimentaire, pour entrer en contact et entamer un accompagnement global avec différents publics fragiles.
La déléguée aux solidarités et à l’inclusion sociale de la ville de Nantes et vice-présidente du centre communal d'action sociale (CCAS), illustre ainsi le parcours qui peut se mettre en place à partir d’une simple demande de coup de pouce.
« Un ménage qui se présente au CCAS se verra délivrer, après instruction de sa demande, un bon pour faire des courses en magasin. Il sera invité à revenir pour rencontrer une conseillère en économie sociale familiale (CESF) qui lui fera la proposition, après constat du poids de ses factures d’énergie sur son budget, de visiter notre éco-appart, détaille Abbasssia Hakem. Puis, il sera orienté vers une aide pour réparer sa chaudière et ainsi réaliser des économies. Tout se tient ! J’ajoute que nous recherchons en permanence l’équilibre entre aide alimentaire d’urgence et aide au long cours et qualitative, notamment à travers nos jardins nourriciers municipaux ou nos épiceries sociales ».
Une nouvelle crise
Après la période d’insécurité alimentaire vécue pendant la crise sanitaire et sociale du Covid-19, se développe aujourd’hui une crise alimentaire liée à l’inflation, pour les ménages comme pour les associations caritatives. Entre les deux, peu ou pas de répit.
Héloïse Parbeau, coordinatrice de l'Espace solidarité de l’antenne nantaise du Secours populaire, se souvient d’un hiver 2022-2023 « très dur », qui l’a contrainte à « ne plus prendre de nouveaux inscrits pendant plusieurs mois avant de retrouver une certaine normalité ». Elle redoute de vivre un nouvel hiver tout aussi difficile.
Pas prêts à dire « non »
« Les personnes qui se présentent ont déjà entendu de multiples refus, par exemple concernant l’hébergement, elles ne s’attendent pas à ce que, nous aussi, nous disions "non", et nous ne sommes pas préparés à le faire », développe-t-elle.
Mi-octobre, l’antenne comptabilisait 1 577 personnes inscrites alors que l’équilibre se situe à environ 1 300, avec plus de nouveaux inscrits en septembre, « période de rebond », qu’en septembre 2022.
Agressivité
« Nous donnons déjà moins par foyer, par exemple moins de lait. Les bénéficiaires le remarquent, les échanges à l’accueil peuvent s’en ressentir. Des bénévoles souffrent de cette agressivité et aussi de l’impossibilité à porter secours comme ils le souhaiteraient. Certains s’en vont », constate la coordinatrice.
« Cette crise nous fait douter, nous bouscule. On ressent une perte de lien et une perte de sens de notre action », déplore-t-elle. En tentant d’assurer l’accueil du maximum de personnes possible, l’équipe dispose, mathématiquement, de « moins de temps pour les activités annexes ».
Moins d'activités annexes
« Nous essayons de maintenir coûte que coûte les actions culturelles et ainsi continuer de démontrer que nous donnons plus que de l’alimentaire. Ce manque de temps est d’autant plus regrettable que nous sommes en lien avec de nombreux acteurs du territoire – nutritionnistes, professeure d’activité physique, esthéticiennes… – toujours partants pour des partenariats », poursuit-elle.
Une situation très frustrante
Le constat est tout aussi rude au sein du réseau de l’Association nationale de développement des épiceries solidaires (Andes), qui compte près de 600 structures et une plateforme de chantiers d’insertion.
« Nos équipes voient venir à elles davantage de travailleurs pauvres que, faute de temps, elles orientent vers l’aide alimentaire d’urgence. Une situation très frustrante car ces travailleurs pauvres constituent notre public cible, celui qu’un passage dans une épicerie solidaire, le temps d’une mauvaise passe, peut aider à ne pas basculer dans la précarité », regrette Christelle Perrin, responsable Stratégie et Partenariats.
Filtrer le public
En tant que travailleuse sociale qui oriente vers des structures d’aide alimentaire, Élise Menneron, éducatrice spécialisée dans le secteur de l’addictologie, au centre de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa) Le Cap (Lutterbach, Haut-Rhin), ressent « à la fois la hausse de la demande d’aide alimentaire et la crispation des associations de ce secteur ».
« Nous avons reçu des courriers des grandes associations qui nous demandent de davantage filtrer le public que nous leur adressons. Des personnes ayant des droits au RSA peuvent être considérées comme non prioritaires. Pour ma part, je refuse de vérifier si quelqu’un est réellement ou pas dans le besoin. Je pars du principe que s’il demande, c’est que sa situation l’exige, il n’y a pas de demande de confort. On voit bien que les petits revenus ne s’en sortent plus, travailleurs sociaux mal payés compris ! », explique-t-elle.