La ferme associative de Moyembrie, dans l’Aisne, accueille des détenus dans le cadre d’un placement extérieur en aménagement de peine, avant leur libération définitive. Elle leur propose un logement, un travail porteur de sens et un accompagnement global pour faciliter leur réinsertion.
Sous un soleil matinal, les pieds dans la terre humide, quelques gars terminent la cueillette du jour - rhubarbe, pommes de terre, courgettes - avant de répartir la récolte dans les paniers bio à distribuer.
D'autres sont à la fromagerie, au poulailler, ou encore aux fourneaux, pour préparer le repas du midi. « Le contact avec la nature, c'est ce qui manque le plus en prison », confie Manu, ici depuis quatre mois.

Depuis 2001, la ferme de Moyembrie, dans l'Aisne, accueille des détenus dans le cadre d'un placement extérieur en aménagement de peine, avant leur libération définitive. Ce type de placement demeure très marginal en France.
En mars 2019, il ne concernait que 609 personnes pour 71 037 détenus incarcérés et 11 202 bracelets électroniques. Mais la réforme de la justice du 23 mars 2019 prévoit de le développer en vue de favoriser la réinsertion.
La prison conduit à 60 % de récidive dans les 5 ans
Lara Védovelli, responsable des relations avec les prisons
« L a prison conduit à 60 % de récidive dans les 5 ans, car sans accompagnement social la marche à monter pour se réinsérer est trop haute, rappelle Lara Védovelli, responsable des relations avec les prisons à la ferme. Le rôle de notre structure est justement de préparer la sortie, de les aider à rebâtir un projet de vie après la prison, laquelle désocialise et renforce l'exclusion ».
Travaux agricoles
La ferme dispose de 20 places en chantier d'insertion. Accueillis pour 9 mois en moyenne, après de longues peines pour la plupart, les détenus - appelés ici « résidents » - y sont salariés à temps partiel (1) et logés en chambres individuelles. Le matin, ils participent aux travaux agricoles. Ils consacrent l'après-midi à leur projet personnel.

Prendre soin du vivant
La ferme produit chaque semaine 120 à 150 paniers bio, ainsi que des œufs et du fromage, distribués dans six Amap.
« L'agriculture est un bon support d'insertion, ils voient qu'ils sont capables de prendre soin du vivant et peuvent rapidement percevoir le fruit de leur travail, souligne Rémi Petit, encadrant fromagerie. C'est une activité qui a du sens et qui redonne confiance ». Et cette production permet à l'association d'avoir 25 % de recettes propres.
Sept encadrants permanents
Les résidents sont accompagnés par sept encadrants permanents, avec lesquels ils partagent le travail, mais aussi la vie quotidienne et des activités à l'extérieur. Les repas du midi sont pris en commun et tout est décidé collectivement lors de réunions hebdomadaires.

Ce cadre familial et collectif est l'autre pilier du projet : « On leur propose un toit et du lien social, c'est important dans le processus de réinsertion, et on mise sur l'effet porteur et stimulant du collectif », poursuit Rémi Petit. Pas si simple cependant quand on sort de détention.
Ici, les relations reposent sur le respect et la confiance mutuels
Simon Jacquart, encadrant maraîcher
« En prison ils étaient habitués à la violence et la loi du plus fort, alors qu'ici les relations reposent sur le respect et la confiance mutuels. Ce changement total de posture n'est pas évident », souligne Simon Jacquart, encadrant maraîcher.
Le soir et le week-end, les résidents s'organisent par eux-mêmes avec l'aide du veilleur. « La vie collective, c'est le plus compliqué », confirme Manu.
« On doit s'assurer de leur motivation au moment de l'admission, car il y a des contraintes et des règles de vie à respecter, souligne Margareth Bruneel, chargée de l'accompagnement social. Ça reste une prison de 20 hectares sans barreaux, il faut que le projet leur corresponde ».

Un long processus
Les candidats adressent une demande à la ferme via le service pénitentiaire d'insertion et de probation (Spip), ils sont vus en détention par des bénévoles qui leur présentent le projet, puis ils viennent passer une journée à la ferme pour rencontrer les encadrants. Et le juge décide in fine.
Le processus peut être long. « On demande qu'il reste au moins un an avant la sortie, pour avoir le temps de l'accompagnement », ajoute Margareth Bruneel.
Pendant les 15 premiers jours, on n'arrive pas à dormir
Manu, résident de la ferme
La plupart des résidents sont isolés et en situation de précarité. À leur arrivée ils commencent par se poser, se racheter un téléphone et renouer des liens familiaux. Ils disposent de chambres spacieuses, d'une salle de sport, d'instruments de musique et d'un immense terrain alentour.
« Pendant les 15 premiers jours on n'arrive pas à dormir, il paraît que c'est l'absence de bruit, confie Manu. Après 9 ans au placard, on a perdu certains réflexes : l'administratif, le travail ».

Privilégier l'autonomie
Margareth Bruneel, seule travailleuse sociale de l'équipe, accompagne les démarches d'insertion : « Souvent ils n'ont pas de carte d'identité, pas de CMU, pas de feuille d'impôts, il faut tout refaire. On les aide mais on privilégie l'autonomie. Ceux qui ont le permis peuvent prendre un véhicule de la ferme pour se rendre à des rendez-vous ».
Les résidents ne sont autorisés à sortir seuls du périmètre de la ferme que pour les démarches d'insertion et de soins.
Des responsabilités
Une fois posés, ils peuvent prendre des responsabilités dans le travail. Patrice s'occupe de la fabrication du fromage de chèvre, il a acquis un savoir-faire dont il est très fier. En blouse blanche, il explique en détail le tank, la présure, l'acidité, les temps d'affinage.
« Rémi m'a formé, on s'entend très bien », confie-t-il. « On n'est pas toujours derrière eux, ils doivent être assez matures pour se motiver tout seuls, note Simon Jacquart. C'est plus dur avec certains jeunes qui n'ont jamais travaillé ».

Olivier Christophe, lui, est arrivé à la ferme comme résident en 2017 et n'en est plus reparti. « Comme j'étais agriculteur, je connaissais le métier, j'ai eu la chance d'être recruté comme encadrant élevage quelques mois plus tard. Donc j'ai changé de casquette, les gars connaissent mon parcours mais ça se passe bien. »
10 % de retours en détention
Quelques retours en détention sont toutefois inévitables, 10 % environ chaque année. « En cas de comportement violent ou de non-respect des règles de vie, on en discute avec la personne et on prévient le Spip et le juge », explique Margareth Bruneel, qui est en contact avec le conseiller pénitentiaire de chaque détenu.
Des encadrants aux profils variés
Les encadrants ont des profils variés : ingénieurs agronomes, anciens bénévoles à la ferme, sympathisants du mouvement Emmaüs, etc.
Tous perçoivent le même salaire et se partagent les tâches techniques mais aussi administratives, depuis que la ferme fonctionne sans directeur. « Tous ont une mission d'accompagnement global », ajoute Lara Védovelli.

Ils participent aux sorties organisées le week-end et aux activités hebdomadaires à l'extérieur qui sont autant de supports d'insertion : badminton, foot, relaxation, atelier d'écriture et mise en musique de leurs textes.
Ils sont secondés par 40 bénévoles qui viennent en appui pour les déplacements divers, les travaux agricoles, la comptabilité, et participent à la vie de la ferme.
Un bon taux de sorties positives
Grâce à cet étayage, qui vise à redonner une estime de soi et une autonomie, le chantier d'insertion affiche un très bon taux de sorties positives : 66 % des résidents ont trouvé un emploi ou une formation en 2018.
« Malgré leur passé carcéral, quand ils sont motivés on arrive toujours à trouver : en intérim, en chantier d'insertion, ou en autoentrepreneur », rapporte Margareth Bruneel.

En outre, tous partent d'ici avec au moins un logement, plusieurs ont passé le permis de conduire et les deux-tiers ont repris contact avec leur famille.
Pour Manu, le projet de sortie se précise peu à peu : « J'aimerais bien me former aux pratiques de permaculture et d'autoconstruction avec la jeune génération écolo, je dois rencontrer une association pour voir s'ils pourraient me prendre en woofing (2) ».
Des places vacantes
En dépit de ses bons résultats, la ferme ne fait pas le plein. Quand les 20 places ne sont pas occupées, l'association complète avec d'autres publics, pour faire face à ses impératifs de production.
« Ces dernières années on a eu plus souvent des places vacantes qu'un manque de places », observe Lara Védovelli. Les freins peuvent être financiers : « Il arrive que le centre pénitentiaire ait consommé tout son budget et qu'on doive reporter le placement, explique Rémi Petit, alors que le prix de journée n'est que de 35 € ».
Des juges encore frileux
L'autre raison est plus idéologique : « Le placement extérieur est très peu prononcé, rappelle la responsable des relations avec les prisons, les juges sont frileux à accorder plus de liberté ». Bref, même en ayant fait ses preuves, ce type d'aménagement de peine se heurte encore à de nombreux freins.
[1] En CDDI, pour un salaire mensuel de 745 €, dont sont déduits 280 € pour le gîte, le couvert et l'accompagnement.
[2] Dispositif qui consiste à s'initier à l'agriculture bio et à prêter main-forte à des agriculteurs ou particuliers, en échange du gîte et du couvert.
Contact : 03 23 52 73 29
En bref
- Statut : association loi 1901 agréée chantier d'insertion
- Effectif : 25 travailleurs en insertion dont 20 résidents en placement extérieur hébergés à la ferme.
- Équipe : 8 encadrants salariés, 2 veilleurs de nuit et une quarantaine de bénévoles
- Exploitation : 120 à 150 paniers bio distribués à six Amap chaque semaine, 40 chèvres, 200 poules
- Taux de sortie : 60 % de sorties dynamiques
Un modèle difficile à dupliquer
Le réseau Emmaüs, auquel appartient la ferme de Moyembrie voudrait dupliquer le modèle. Cinq projets sont en cours pour mailler le territoire. Déjà, une deuxième ferme a ouvert dans l'Aude avec quelques places, après trois ans de gestation. « Nous avons accompagné le porteur de projet mais ça a été un parcours du combattant, à la fois financier et administratif », rapporte Lara Védovelli, encadrante à Moyembrie.
« Ici ça tourne parce qu'on a des recettes propres, des dons de fondations privées, beaucoup de bénévolat, et une ferme entière qui a été donnée par le fondateur », ajoute son collègue Rémi Petit. « Même avec l'expérience, le financement reste complexe puisqu'on perçoit des subventions de 5 ou 6 administrations différentes (1), ajoute Éric Devilleroché, le coprésident de l'association, et nous n'avons aucune visibilité au-delà d'un an, on a su seulement cet été que tous nos contrats d'insertion seraient financés cette année. Ces conditions ne permettent pas à des nouveaux de se lancer. »
[1] CAF, département, cohésion sociale, Direccte, ministère de la Justice, administration pénitentiaire