Voici peu, une enfant a été enlevée de son lieu de placement par sa mère, appuyée par des groupes conspirationnistes. Travaillant en milieu ouvert, Laura Izzo explique pourquoi la protection de l'enfance est fragilisée par le développement des rumeurs sur les réseaux sociaux. La vigilance est de rigueur.
Une mère proche des mouvances survivalistes et complotistes organise l'enlèvement de sa fillette, confiée à sa grand-mère par décision judiciaire, en recrutant via les réseaux sociaux des hommes de main. Ces derniers se présentent au domicile de la mamie comme des professionnels de la protection de l’enfance et repartent, la gamine sous le bras, persuadés de sauver la petite de la barbarie du système, en la remettant à sa mère, qui projette de vivre en marge de la société.
Système corrompu
Évidemment je ne sais rien de cette situation particulière, mais c’est ainsi que les événements nous sont présentés par les médias et lorsque je les entends sur les chaînes d’information, cela n’est pas sans entrer en résonance avec la récente multiplication sur les réseaux sociaux des « témoignages » de parents ou de pseudos éducateurs qui se targuent de dénoncer les placements abusifs et le système corrompu de la protection de l’enfance. Les enfants seraient arbitrairement soustraits à leurs parents, eux-mêmes injustement stigmatisés, jugés et dénigrés par des professionnels ne cherchant aucunement à les aider.
Théories conspirationnistes
Les posts circulant ces derniers temps sous-entendent, ou parfois énoncent bien plus clairement que ces placements ne serviraient, en réalité, non pas l’intérêt des enfants concernés, mais celui des professionnels les mettant en œuvre. C’est là précisément les mécanismes des théories conspirationnistes. En effet, elles s’appuient sur la conviction qu’un groupe se coordonne clandestinement, dans le plus grand secret afin de consolider ou d’obtenir des privilèges et du pouvoir. Sociétés secrètes, franc-maçonnerie, alliances énigmatiques et maintenant donc, la protection de l’enfance.
Chair fraîche
Dans cette logique, si les enfants sont placés, ce n’est pas pour les protéger de négligences lourdes ou de maltraitances, non, mais parce que les professionnels de la protection de l’enfance bénéficieraient d’obscurs avantages financiers à le faire. Ils alimenteraient ainsi le vaste dispositif qui leur sert de « gagne-pain » ou pire encore, fourniraient, contre rétributions, les enfants placés à d’atroces groupuscules, nourrissant en chair fraîche des réseaux pédocriminels occultes !
« Vous touchez combien ? »
L’idée fantasmatique que les éducateurs percevraient une « prime au placement » n'est en soi pas nouvelle. Je me souviens d’un monsieur, père de quatre garçons. Très déprimé, vivant seul avec ses enfants, il ne parvenait plus à gérer le quotidien et à s’en occuper. Malgré l’ambivalence et la tristesse, c'est avec son accord et sa participation que j'organisais l’accueil de l’ensemble de la fratrie dans un foyer éducatif. Alors que cheminant côte à côte, nous revenions d’une première rencontre dans un établissement prêt à recevoir ses enfants, ce monsieur, par ailleurs adorable, me demanda timidement : « Je peux vous poser une question heu... un peu délicate ? » Je lui réponds : « Oui, bien sûr, de quoi s’agit-il ? » Il me dit : « C’’est heu…. par curiosité, vous savez, je heu…. ça ne change rien, hein, ça a l'air très bien ce foyer, mais heu...je me demandais, vous touchez combien pour chacun de mes enfants ? »
Une prime par placement ?
J’ai cru qu’il évoquait mon salaire, dont je ne fais pas mystère par ailleurs : « C'est-à-dire ? Mon salaire ne dépend pas du nombre d'enfants vous savez, il est fixe, je ne perçois pas une somme par enfant ! » « Oui, oui je sais, insista-t-il, mais là pour les placements de mes gamins ? Vous allez toucher combien en plus ? De prime quoi... par placement ? »
Sidérée, je lui avais expliqué que je ne touchais aucune prime suite à un placement, que je n’y « gagnais » rien si ce n’est le sentiment d’avoir œuvré avec lui à l’intérêt de ses enfants.
Avant le règne de Zuckerberg
Cette anecdote date de plus de vingt ans à une époque où mon téléphone portable ne servait encore qu’à téléphoner quand coincée dehors au pied de l’immeuble, le code de la porte d’entrée avait subitement changé. J’avais moi-même à l’époque un Ola, téléphone blanc à clapet dont j’étais très fière et duquel je devais pour recevoir ou émettre des appels, déployer une antenne télescopique orientable. Les plus jeunes n’auront aucune idée de ce dont il s’agit, mais les boomers de ma génération sauront se souvenir de ce genre d’appareil ! Bref, tout ça pour dire que les réseaux sociaux ânonnaient et que nous n’en étions qu’aux balbutiements de notre hyperconnexion. Mark Zuckerberg n’était encore qu’un étudiant anonyme esseulé sur son campus de Cambridge, c’est vous dire !
Soupçons confortés
Depuis, la 5G est passée par là et nous avons tous désormais la virtuosité de grands concertistes pour pianoter des doigts sur l'écran tactile de nos smartphones. L’information est immédiate, rarement sourcée, chacun dispose d’une tribune pour le meilleur et le pire. Si, au lieu de dialoguer avec moi, Monsieur A, s’était confié via internet, peut-être aurait-il été conforté dans ses soupçons, lentement persuadé que j’allais goinfrer un compte aux îles Caïmans en plaçant ses enfants, tout cela pour financer les illuminatis sévissant en protection de l’enfance !
Déjà pendant la Révolution
Dès la Révolution française, des théories conspirationnistes émergeaient, présentant le soulèvement de 1789 comme un coup d’État fomenté par les philosophes et les francs-maçons dans la seule perspective de détruire la chrétienté ! Si les théories complotistes sont loin d’être récentes, l’ampleur et la résonance mondialisée que leur offrent les réseaux sociaux, prennent, par contre, une dimension tout à fait nouvelle. Il n’est toutefois pas certain que seule cette hypothèse suffise à expliquer leur succès.
Méfiance vis-à-vis des élites
Les réponses sont sans aucun doute plus complexes et multifactorielles. La précarité, la crise sociale, les écarts de classe croissants, le désaveu d’un système politique qui ne fait plus rêver et reste incapable d’offrir une vision pour l’avenir et son corollaire, à savoir, une méfiance latente vis-à-vis des élites et des appareils d’État paraissant, eux, à l’inverse, de plus en plus « déconnectés » , sont autant d’éléments à prendre en considération.
Complotisme antisémite
Les thèses complotistes fertilisent également avec plus de vigueur sur le terreau de l’anxiété, de la peur, et la crise sanitaire actuelle catalyse l’effroi et le sentiment d’impuissance. Lors des grandes épidémies de peste, prospérait le complotisme antisémite accusant les juifs d’empoisonner l’eau des sources et des puits pour répandre la contagion, aujourd’hui encore la pandémie exacerbe les théories les plus farfelues.
Troubles psychiques
Récemment en entretien, un monsieur m’assurait mordicus que le coronavirus n’existait pas et refusait de mettre son masque. Il se désolait de me voir si crédule et tentait de me convaincre du vaste complot à l’origine de ce qu’il estime être une mascarade pour mater l’insurrection des classes populaires. J’étais d’autant plus surprise que je ne l’avais pas identifié comme ayant des troubles psychiques. La frontière m’a semblé poreuse entre complotisme et psychopathologie. Une collègue me racontait il y a quelques jours à peine, le cas d’une mère s’épanchant sur les réseaux sociaux en évoquant le placement de ses filles qu’elle estime infondé et abusif. Qu’adviendrait-il si des gourous prônant la fin de tous placements d’enfants, se mettaient en lien avec elle !
Phénomène inquiétant
Les thèses complotistes en protection de l’enfance prospèrent, l’affaire médiatisée de l'enlèvement de la petite Mia jette un coup de projecteur sur ce phénomène inquiétant. Professionnels de la protection de l’enfance, il est à craindre que, sur le terrain, nous y soyons de plus en plus souvent confrontés de près ou de loin.
Un carnet de bord à quatre voix
En ces temps de crise sanitaire, les missions du travail social et médico-social sont, chaque jour, remises sur la table et de plus en plus placées sous le regard du grand public. Si, voici quelque temps, il était (peut-être) possible de vivre caché pour vivre heureux, ce n'est plus possible. Il faut exposer les situations, argumenter, se poser des questions. Qui mieux que les professionnels sont en mesure de nous rendre compte de leur vécu.
Ce n'est pas tout à fait une première pour Le Media social. Lors du premier confinement, nous avions proposé à Ève Guillaume, directrice d'Ehpad en Seine-Saint-Denis, de tenir un carnet de bord hebdomadaire. Les réactions de nos lecteurs furent très positives puisqu'on permettait à chacun de rentrer dans la « cuisine » d'un Ehpad.
Voilà pourquoi Le Media Social a décidé de prolonger cette expérience en lançant ce carnet de bord hebdomadaire à quatre voix *, les voix de quatre professionnelles de secteurs différents. Pour « ouvrir le bal », nous avons demandé à Ève Guillaume (de nouveau), Christel Prado, Dafna Mouchenik et Laura Izzo de tenir à tour de rôle ce carnet de bord. Qu'elles en soient ici remerciées. Évidemment, ces chroniques appellent le témoignage d'autres professionnels. À vos claviers !
* Les propos tenus par les professionnels dans le cadre de ce Carnet de bord n'engagent pas la rédaction du Media social.
Les dernières chroniques :
- Ehpad : la Covid n'avait pas dit son dernier mot, par Eve Guillaume
- Les tribulations de « Monsieur j'ai rien à gagner », par Dafna Mouchenik
- La protection de l'enfance et les médias, par Laura Izzo