Laura Izzo, éducatrice en milieu ouvert, aborde la place des sentiments dans la relation éducative. Longtemps niés, ceux-ci sont aujourd'hui davantage pris en compte. S'il est important de savoir accueillir les émotions, l'attention portée à l'autre ne doit pas mener à une forme d'emprise.
Il y a peu, lors d’un temps d’échange, une étudiante – éducatrice spécialisée en devenir – s’inquiétait de la recevabilité du sujet de son futur mémoire : « Je voudrais parler des émotions, des affects, comment cela nous traverse et la manière dont on peut travailler avec… mais j’ai un peu peur que cela soit mal perçu par le jury, les sentiments, c’est souvent reçu comme pas très professionnel, non ? »
Retour en grâce du sentiment
Les affects dans la relation d’accompagnement, vaste sujet, souvent débattu et pour toujours irrésolu. Aujourd’hui, des voix se font entendre pour relégitimer, après l'ère de la nécessaire distance éducative, le retour en grâce du sentiment. Généralement, c’est l’amour qui est brandi tel l'étendard d’un accompagnement éducatif qui n’aurait pas peur d’avoir du cœur.
« Vous aimez qui ? »
Il y a peu, alors que je passais deux jours en formation sur les conflits parentaux, et que je présentais le génogramme d’une famille, l’intervenant, Claude Seron (éducateur spécialisé, psychopédagogue, intervenant social et familial, formateur) me déstabilise, demandant tout de go : « Bon, mais vous Laura, vous aimez qui dans cette famille ? »
Pas n’importe quel amour !
Très bien, parlons de l’amour. Mais qui a parfois été aimé sans n'avoir rien demandé, si je puis dire, sait que l’amour de l’autre peut être vorace, aliénant et que les bons sentiments sont parfois une force de destruction massive. Donc pas n’importe quel amour, pas n’importe quelle manière d’aimer.
Museler ses sentiments ?
Et puisque cela me plaît de tordre un peu plus le nœud dans le linge mouillé, que faire de ceux qui ne seront pas aimés ? Parce que soyons honnêtes, aucun d’entre nous n’aime tous les enfants ou toutes les personnes qu’il accompagne avec le même niveau d’intensité. Dire ou laisser voir que nous aimons un tel, c’est bien renvoyer à l’autre qu’il ne bénéficie pas de la même tendresse et de la même attention. Aie, aie, l’affaire se complique : doit-on museler ses sentiments au nom de l’équité due à tous ?
Empathie ou agacement
Les éducateurs ont leurs chouchous, c’est inévitable, lorsque j’entends mes collègues évoquer les enfants qu’ils accompagnent, parfois je sais rien qu’à la flexion d’une voix que cet enfant, ou ce parent-là, les bouleverse plus qu’un autre. Il en est de même pour moi, j’ai croisé des personnes, enfants ou adultes, qui ont éveillé en moi de l'empathie, de la bienveillance, de la sollicitude mais aussi d’autres qui m’ont agacée et pour lesquels je ressentais de l’irritation. Certains enfants parce qu'ils en font l'expérience très tôt sont habiles à susciter, malgré eux, le rejet.
Loyauté à la mère
Françoise Dolto donnait à ce sujet, l’exemple d’un bébé insidieusement délaissé dans une pouponnière car toujours sale, baveux et la couche fétide alors même qu’il était changé et lavé régulièrement. L’éclairage psychanalytique permit de comprendre que cet enfant, par loyauté à la mère qui l’avait abandonné, mettait toutes les fonctions excrétrices de son corps au service de cette répétition : être abandonné encore et encore. Il y serait probablement arrivé sans le regard et l’intervention précoce de cette pédopsychiatre au sein de la pouponnière et auprès du personnel qui l'accueillait.
Ceux qui ne se laissent pas aimer
Alors étrangement, ce qui me touche le plus dans ma pratique professionnelle, ce sont ceux qui ne se laissent pas aimer, parce que ceux-là sont encore plus en danger que les autres. Huguette est une petite fille de 10 ans pour laquelle j’exerce une mesure d’AEMO, tout le service la connaît, elle sait merveilleusement bien susciter la bienveillance et la gentillesse d’autrui. Cette capacité chez elle me rassure sur son devenir.
Poudre de perlimpinpin
Huguette est dotée du pouvoir de l’amabilité, c’est sa poudre de perlimpinpin, sa magie personnelle. Par contre Tristan, qui a le même âge, ne suscite qu’exaspération et lassitude. Cet enfant énerve tout le monde et déclenche même chez les plus volontaires des mouvements intérieurs d’hostilité. Je n’échappe pas à la règle, mais refuse d’être l’objet chahuté de cette agressivité. Comment faire ?
Le temps de l'analyse
Prendre le temps de l’analyse, comprendre ses remous intérieurs et prévoir les marées. C’est ma technique à moi, rien d'extraordinaire, j’aime à dire que régulièrement un éducateur doit donner l’impression extérieure de ne rien faire, c’est alors qu’il est tout en labeur interne. Il prend le temps de réfléchir, d’élaborer. Pas d'esbroufe dans tout cela, ce temps m’est nécessaire. Il permet de digérer l’entretien passé, de préparer le suivant. Il est aussi un gage de professionnalisme, en tant qu’éducatrice je m’applique à différer ma réaction pour ensuite répondre de manière adaptée et surtout réfléchie.
Ingéniosité pour préserver ses parents
Je choisis mes épices, je fais à ma sauce, je prépare mon propos et j'accueille les effets indésirables. Comme le fait d’avoir vertement envie d’envoyer balader le jeune Tristan malgré toute la compassion que devraient générer en moi les défaillances de ses parents à son endroit. Et si Tristan était habile à détourner l’attention ? Provoquant l’ire de tous, il parvient presque à nous faire oublier les failles parentales, pire on en arriverait presque à les plaindre. Ce qu'un enfant peut déployer comme ingéniosité pour préserver ses parents ne cesse au fil de mon expérience professionnelle, de me surprendre et reste un paramètre essentiel de la compréhension d’une problématique familiale.
Accueillir ses émotions
Des espaces sont plus ou moins dégagés dans les institutions pour mener collectivement ce cheminement : réunions pluridisciplinaires, analyse des pratiques. Parfois, le sentiment est au travail et, comme l’écrit Jean-Frédéric Dumont, dans Empan (2014/4, n° 80), « c’est entre l’amour et la haine que l’éducateur doit trouver sa place ». L’erreur consiste à croire que la posture professionnelle serait d’éviter tout affect, alors que précisément, il est question, selon de moi, de savoir accueillir ses émotions, et d’assumer sa propre subjectivité pour ne pas risquer d’y piéger autrui et de s’y engluer soi-même.
Attention à l'emprise !
Le but est de proposer à l’enfant et sa famille un espace le plus clair possible, c'est-à-dire délesté de mes propres projections. C’est bien parce que la dyade transfert contre transfert est inévitable dans un métier tissé de la rencontre et de la relation humaine, que la clinique éducative doit être au fait des processus à l'œuvre. Une posture professionnelle implique que l’émotion ou l’affectivité positive ou négative, d’amour ou de haine, ne soient en aucun cas prétexte à l’emprise ou au pouvoir. Il n’est donc jamais question de réciprocité, dans le sens ou l’éducatrice que je suis ne doit rien attendre des familles que j’accompagne, autre que leur propre émancipation et leur capacité à faire sans mon intervention.
Faillite de l’intervention éducative
Je ne peux rien espérer en retour pour moi, ni gratification, ni amour, ni reconnaissance, si ce n’est celle inhérente à un travail réussi avec les familles. C’est parce que je peux faire sans eux et eux sans moi que l’accompagnement éducatif est efficient. Je suis moi-même en ce moment, entortillée dans une mesure éducative qui dure depuis trop longtemps, et finalement même s'il existe objectivement des éléments de danger justifiant un renouvellement, je crois que pour d'obscures raisons, nous ne parvenons pas à nous séparer, cette famille et moi. Il y a donc là, quoi qu’il en soit, une faillite de l’intervention éducative. Rassurez-vous, un travail d’orientation est actuellement à l'œuvre et il est probable que cette mesure d’AEMO trouve bientôt son terme.
Véritables enjeux de la relation
À l’heure de l’envahissement des procédures managériales et administratives dans le secteur de la protection de l'enfance, cette question de la clinique du transfert dans la relation éducative perd lentement de sa substance. Or, si elle n’est plus sur le chantier, plus au travail, comme nous aimons à le dire dans notre jargon professionnel, elle ne disparaît pas pour autant, loin de là. Le risque est alors que nous passions à côté des véritables enjeux de la relation et de ses potentialités de changement.
Fêter la fin d'une mesure éducative
Ainsi pas plus tard qu’hier, à l’heure ou j’écris ces mots, à l’issue d’une mesure d’AEMO, une mère est repassée au service avec ses enfants pour m’offrir des roses, des chocolats. Évidemment, cela m’a fait plaisir, mais j’ai été un peu surprise. En effet à la dernière audience, j’avais nommé les points de fragilité subsistants et il m’avait semblé qu’elle en était restée contrariée... En farfouillant dans le paquet, je m’aperçois qu’il y a également des ballons gonflables, des bonbons... tout pour organiser une fête en somme. J'ai trouvé cela un peu étrange, mais en y réfléchissant, sans doute, s’agissait-il de se réjouir et de fêter ensemble la fin de la mesure éducative !
Carnet de bord : deuxième saison
À l'automne 2020, nous ouvrions une rubrique hebdomadaire d'expression libre*. L'objectif est de permettre à des professionnels de raconter le quotidien de leur pratique, de faire réfléchir, voire d'ouvrir des débats. Pendant huit mois, Dafna Mouchenik (aide à domicile), Ève Guillaume (Ehpad), Laura Izzo (protection de l'enfance) et Christel Prado (département et handicap) ont ouvert la voie avec des textes qui vous ont souvent captivés. Elles ont accepté – qu'elles en soient remerciées – de poursuivre l'aventure. Évidemment, cette année ou la prochaine, de nouvelles plumes pourraient les rejoindre. Si ça vous dit, contactez-nous.
* Les propos tenus par les professionnels dans le cadre de ce carnet de bord n'engagent pas la rédaction du Media Social.
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