Éducatrice en AEMO (action éducative en milieu ouvert) à Paris, Laura Izzo se penche sur les discriminations de genre dont sont encore victimes les fillettes et les adolescentes. Le travail éducatif ne devrait-il pas s'armer davantage pour lutter contre ces phénomènes de discrimination insidieuse ?
Jenny, âgée de 15 ans, aspire comme beaucoup d’adolescentes de son âge à davantage de liberté, et d’expériences nouvelles. Élève en classe de seconde, elle rencontre au lycée, Benjamin. En terminale, il a 17 ans. Coup de cœur entre les deux jeunes gens, flirt, ils s’échangent un baiser langoureux à l'entrée de l’établissement scolaire devant les potes goguenards qui les prennent en photos et postent illico le cliché sur leurs réseaux sociaux.
La « pécheresse » châtiée
C’est précisément cette image qui par la magie des connexions et des partages arrive aux yeux du frère aîné de Jenny. Il la montre à leur père et le soir même décide de châtier la pécheresse. Lorsque Jenny rentre de ses cours, elle est battue par les « hommes » de la maison à coups de bâton, avec la complicité muette de sa mère, puis cloîtrée dans sa chambre, plusieurs jours durant, au pain sec et à l’eau.
Mise à l'abri temporaire
Dans les jours qui suivent, elle est conduite chez un médecin qui assure de sa virginité intacte. L’honneur est sauf. Changée précipitamment de lycée, et escortée le matin et le soir par son frère, Jenny, désespérée, cesse de s’alimenter. Elle fait un malaise en classe, emmenée à l’infirmerie, elle se confie enfin. Un signalement est adressé en urgence et Jenny conduit directement dans un foyer d’accueil d’urgence dans le cadre d'une mise à l'abri temporaire de 72 heures Au terme de ses trois jours d'évaluation, Jenny refuse la perspective d’un placement plus long et demande à retourner chez elle. Le juge des enfants ordonne une mesure d’AEMO.
Motifs d'alerte variés
Dans le cadre de mon travail, je rencontre beaucoup de familles aux profils et aux problématiques très diverses. Parents en proie à des conflits délétères pour leurs enfants, parents carencés, démissionnaires, dépassés, troublés, violents, malades… Les motifs d’alerte sont variés et les éléments de danger compromettant le bien-être, le développement et les conditions d'éducation des enfants changent d’une situation à une autre.
Discrimination de genre
Jamais cependant, encore, je n’ai lu un jugement prônant la nécessité d’un travail éducatif et caractérisant les éléments de danger pour discrimination de genre dans l’éducation, pourtant… La condition des filles dans notre société contemporaine est loin d’être égalitaire avec celle des garçons et cela commence souvent au sein même des familles. La situation de Jenny en est un exemple évident.
Blocage sur la sexualité
L’interdit fait à de nombreuses jeunes filles d'expérimenter librement leur sexualité alors que les expériences des garçons du même âge ne font quasiment jamais l’objet de conflit ou de violence intrafamiliale, est l'élément le plus facilement repérable, car il est celui qui provoque le plus la saisine du juge des enfants. La sexualité des garçons génère des violences ou du rejet familial lorsqu’il s’agit d’homosexualité, mais quasiment jamais dans les cas d’une hétérosexualité.
Les filles assignées
Nombre, non négligeable, de signalements d’adolescentes font suite à des violences parfois graves sur des jeunes filles qui se heurtent aux valeurs familiales et revendiquent une plus grande liberté. Elles refusent d’être assignées à des tâches domestiques, de s'occuper des plus jeunes frères et sœurs et affirment leur droit à la sexualité. Elles sont parfois, comme Jenny, battues lorsqu’un flirt ou un amoureux est découvert par l’environnement familial et des projets de mariages se dessinent sans leur consentement.
Méconnaissance de la contraception
Lorsque je discute avec des jeunes filles, je suis souvent étonnée de leur grande méconnaissance en matière de contraception, des risques d’une relation sexuelle non protégée par exemple, mais aussi du contraste entre ce qu’elles peuvent banaliser de rapports sexuels, disons « hard », et de leur candeur quant à tous liens entre sentiments, émotions et sexualité.
Retard de règles
C’est au cours d’un de ces entretiens, qu’une adolescente, affreusement embarrassée, a osé me confier qu’elle avait un retard important de règles et qu’elle souffrait de saignement abondant lorsqu’elle avait des relations intimes avec son petit ami. J’ai appelé, avec elle, le Planning familial afin qu’il la reçoive en urgence. Elle n’a été rassurée, craignant des représailles et d’être mise à la porte du domicile familial que lorsque je l’ai éclairée sur son droit à obtenir gratuitement et anonymement si nécessaire, une contraception, un suivi gynécologique (la mineure doit avoir plus de 12 ans) et potentiellement à pouvoir effectuer une interruption volontaire de grossesse sans en informer ses parents, du moment qu’elle est accompagnée par une personne majeure de son choix.
« Garçon manqué »
De manière plus insidieuse, une fillette très active sur le plan moteur sera bien plus rapidement désignée comme agitée et suscitera l’inquiétude, quand le même comportement chez un garçonnet sera valorisé comme téméraire et dynamique. En entretien, une mère s’inquiétait auprès de moi que sa fille de 9 ans ne porte que des joggings et des pantalons et qu’elle souhaite faire du football, regrettant que la fillette soit selon elle « un garçon manqué » !
La bataille des vêtements
Voilà un stéréotype de genre encore très répandu : les filles ne seraient pas destinées à certaines activités sportives et seraient attirées par les jupes ou les robes, vêtements considérés dans nos sociétés occidentales comme féminins par excellence. Un petit tour du côté de l’histoire du vêtement témoignerait pourtant, que la robe fut au départ un vêtement unisexe, puis un vêtement vecteur de la domination du corps de la femme, corseté, empêtré, aliéné. Longtemps, les femmes qui désiraient porter un pantalon devaient en faire la demande auprès de la préfecture de police ! Lorsque discutant avec cette mère, je tentais de soutenir l'inscription de sa fille dans un club de foot, elle se braqua affirmant qu’elle avait déjà un garçon et que sa fille n’en deviendrait pas un second !
Une poussette interdite au garçon
L’injustice de cette situation était d'autant plus flagrante qu’effectivement le frère avait, lui, le droit de pratiquer le football. Je sais que des préjugés de genre peuvent aussi peser sur les garçons, le film Billy Elliot de Stephen Daldry en est une belle illustration. Quelques exemples me reviennent en mémoire : un jour, une mère, arguant que c’était un jeu de fille, arracha des mains de son bambin une poussette dans laquelle il s'amusait à promener fièrement tout autour de la table, un poupon de plastique. Mais hormis quelques cas, de fait, dans ma pratique professionnelle, je n’y suis que très peu confrontée, contrairement à celle infligée aux filles.
Des études moins valorisées
Un autre trait de cette discrimination de genre est le peu de stimulation et d’intérêt porté aux études des filles au-delà de l’école primaire. En effet, dans les multiples entretiens que j’ai ou que je peux, aujourd’hui encore, mener, il est clair que dans beaucoup de situations, au sein d’une même famille, la scolarité des filles est bien moins investie que celle des garçons. Derrière ce manque d’encouragement se dessine probablement l’idée plus ou moins consciente qu’une fille dépendra financièrement de son compagnon et que sa destinée sociale et économique sera liée à l’homme qui partagera sa vie.
Manque d'autonomie économique
Ces fillettes devenues adultes, n’ont, hélas, aucune autonomie économique. Je rencontre nombre de femmes piégées dans des unions sans espoir car sans aucun moyen économique de s’y soustraire, ou plongées du jour au lendemain dans une grande précarité car ne disposant d’aucune ressource lorsqu’elles se retrouvent seules avec leurs enfants, ayant eu le courage de quitter un homme violent, plus banalement un mariage sans joie, ou que leur compagnon les ait quittés sans se soucier de leur absence de ressources.
Faire évoluer nos pratiques
Il me semble évident que le féminisme visant une égalité de droit, de chance, de perspective est en soi une question éducative. Comment abordons-nous ces questions dans l’accompagnement éducatif auprès des familles ?
La société évolue et nous assistons à une forme de révolution féministe indéniable, propulsée par le mouvement MeToo. Les femmes entendent dénoncer toutes formes de sexisme, d’abus ou d’inégalité subis en raison de leur genre. Je crois qu’il nous faut aussi évoluer dans nos pratiques, être plus attentifs à ces questions, plus éveillées, au-delà des situations extrêmes comme celle de Jenny, mais dans la quotidienneté éducative.
Discriminations et dangers
Ce sont des sujets sensibles, délicats à aborder, qui touchent à des représentations souvent profondes sur le devenir sexué que les parents projettent sur leur enfant et qui sont trop souvent encore laissés à l’appréciation subjective des travailleurs sociaux, car peu repérés ou discutés, me semble-t-il dans les réunions d’équipe comme des éléments de discriminations et donc de danger. Le changement passera nécessairement par l’éducation. L’inégalité de chance dont pâtit un certain nombre de fillettes, aujourd’hui encore, dans notre société moderne et occidentale est en soi un élément de danger à ne pas négliger et qui devrait, me semble-t-il pouvoir être énoncé comme tel.
Un carnet de bord à quatre voix
En ces temps de crise sanitaire, les missions du travail social et médico-social sont, chaque jour, remises sur la table et de plus en plus placées sous le regard du grand public. Si, voici quelque temps, il était (peut-être) possible de vivre caché pour vivre heureux, ce n'est plus possible. Il faut exposer les situations, argumenter, se poser des questions. Qui mieux que les professionnels sont en mesure de nous rendre compte de leur vécu.
Ce n'est pas tout à fait une première pour Le Media Social. Lors du premier confinement, nous avions proposé à Ève Guillaume, directrice d'Ehpad en Seine-Saint-Denis, de tenir un carnet de bord hebdomadaire. Les réactions de nos lecteurs furent très positives puisqu'on permettait à chacun de rentrer dans la « cuisine » d'un Ehpad.
Voilà pourquoi Le Media Social a décidé de prolonger cette expérience en lançant ce carnet de bord hebdomadaire à quatre voix *, les voix de quatre professionnelles de secteurs différents. Pour « ouvrir le bal », nous avons demandé à Ève Guillaume (de nouveau), Christel Prado, Dafna Mouchenik et Laura Izzo de tenir à tour de rôle ce carnet de bord. Qu'elles en soient ici remerciées. Évidemment, ces chroniques appellent le témoignage d'autres professionnels. À vos claviers !
* Les propos tenus par les professionnels dans le cadre de ce Carnet de bord n'engagent pas la rédaction du Media social.
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