La montée du modèle inclusif s’accompagne de la création de nouveaux métiers qui viennent concurrencer celui d’éducateur spécialisé : le travailleur social libéral et le case manager. Dans cette tribune libre*, Jean-Luc Gautherot, enseignant à l'ITS de Pau, s'interroge sur une possible refonte globale des métiers lors de la prochaine conférence du travail social.
Quand un champ organisationnel vit un changement de modèle, on constate des effets d’obsolescence. Des métiers deviennent inutiles et disparaissent. Dans le secteur automobile, le virage électrique provoque l'obsolescence du métier d’ingénieur du moteur thermique. Dans la grande distribution, le virage numérique condamne le métier d’hôte de caisse à la disparition.
Tous les secteurs du travail social sont engagés dans un changement de modèle qui les fait quitter un modèle protecteur historique pour se convertir à un modèle inclusif. L’usager n’est plus une personne vulnérable qu’on doit protéger dans des institutions pour tenter de le réadapter, mais un citoyen capable qui doit pouvoir vivre en milieu ordinaire grâce à un soutien in situ. Comme tous les changements de modèle, la conversion inclusive crée des effets d’obsolescence. Le métier d’éducateur spécialisé est particulièrement concerné par le phénomène.
Éduquer les “spéciaux”
L’éducation spéciale a été conçue sur l’idée que les “spéciaux”, historiquement les “inadaptés”, devaient bénéficier d’une “éducation spéciale” en dehors du milieu ordinaire. Dans une société inclusive, il n’y a plus d’éducation spéciale. Les institutions collectives, au sein desquelles les éducateurs spécialisés exerçaient leurs médiations éducatives ou l’animation de la vie de groupe, sont remplacées par des plateformes de services en milieu ordinaire. Elles proposent un parcours accompagné par un case manager (référent de parcours) qui veille au respect de la demande de la personne et à la cohérence entre les interventions des différents prestataires de services.
Ils jettent l’éponge
Les représentants et défenseurs du métier semblent baisser la garde face au caractère inéluctable de son obsolescence. Le 10 janvier 2022, Philippe Gaberan, figure historique de l’éducation spéciale, écrivait un article intitulé : “à quoi bon encore défendre le métier d’éduc spé ?” . Il y indique que, depuis la réforme de 2017, le référentiel métier ne correspond plus au métier historique, mais à celui de référent de parcours.
L’Ones (organisation nationale des éducateurs spécialisés) vient de s’auto-dissoudre. Dans son communiqué du 31 décembre 2020, son président Jean-Marie Vauchez pointe les fragilités du métier. Il indique qu’il est “incroyablement morcelé". “Une fois qu’on est embauché depuis un an ou deux, on perçoit assez rapidement l’incroyable diversité de notre secteur qui offre des pratiques… extrêmement diversifiées. Au point qu’il est parfois difficile d'échanger entre nous et de trouver des consensus.” Dans une interview, il ajoute “Comment peut-on se comprendre, entre un éducateur spécialisé exerçant pour un département, en action éducative à domicile par exemple, et un autre en association pour adultes handicapés ?”
Éducateur spécialisé n’est visiblement plus un métier. C’est un diplôme qui donne accès à des métiers divers. En se sabordant, l’Ones laisse une chaise vide dans les instances nationales, où la défense de l’éducation spécialisée ne sera plus assurée.
La concurrence des nouveaux métiers
La montée du modèle inclusif s’accompagne de la création de nouveaux métiers qui viennent concurrencer celui d’éducateur spécialisé : le travailleur social libéral et le case manager.
On voit de plus en plus de professionnels s'installer en tant qu’éducateur spécialisé libéral. Ces personnes gardent certes le titre du diplôme, cependant convenons que cette pratique est très éloignée de celle du métier historique. Les interventions sont essentiellement individuelles, là où l’animation quotidienne d’un collectif était la règle dans le métier historique, et l’usager est un client.
Le phénomène mériterait une étude pour le quantifier, mais on peut affirmer qu’il est en fort développement. Il se structure avec des formations, des groupes Facebook, et des associations comme humacitia. Parfaitement adapté au modèle inclusif, l’implantation de ce nouveau métier va très probablement s'accélérer avec la solvabilisation de la demande prévue dans le projet Serafin-PH.
Depuis plusieurs années, la fédération Nexem expérimente un nouveau métier dans le champ du handicap : les APPV, assistants au parcours et au projet de vie, une version française du case manager anglo-saxon. Aujourd’hui, son institutionnalisation est aboutie. La fédération a créé des formations, un enregistrement au RNCP est en cours, le plan de transformation de l’offre du handicap prévoit sa généralisation (action 13) et la création de 400 postes a été annoncée. Dans le modèle inclusif, le case manager est le métier phare. Il devient le nouvel interlocuteur privilégié de la personne en remplacement de l’éducateur référent.
Les enjeux de la conférence des métiers
La conférence des métiers, prévue en février, doit selon le président de la République permettre de “repenser globalement les métiers” dont celui d’éducateur spécialisé. Outre la fusion des conventions collectives qui sera vraisemblablement à l’ordre du jour, on peut se demander si à cette occasion, une redéfinition radicale des métiers favorisant l’émergence de la société inclusive, voire la réactivation du projet de fusion des diplômes, ne va pas être la condition du financement d’une augmentation généralisée des salaires des travailleurs sociaux.
La note de Denis Piveteau, chargé de produire un rapport préalable à la conférence, et qui a pour but de guider la rédaction des contributions des acteurs de terrain, donne des indications sur le possible sens de l’expression “repenser globalement les métiers”.
L’auteur y propose de réfléchir à un nouveau travail social fondé sur la “responsabilité sociétale” suivante : transformer la société pour la rendre inclusive. Il propose un cœur de métier unique composé de 4 principes :
- Fonder la relation avec l’usager sur le développement du pouvoir d’agir
- Situer le travail des professionnels “au sein de l’environnement de vie ordinaire”
- Soutenir la “montée en compétence des acteurs et dispositifs de droit commun”
- Prescrire des recommandations aux autorités de tutelles sur les besoins de transformations du milieu ordinaire pour le rendre inclusif
Exit l’éducation spéciale ainsi que les autres spécialités de métier.
En conclusion
Fragilisé par sa vision de l’usager “spécial” incompatible avec le modèle inclusif, par l’éclatement du métier, par l’abandon de ses défenseurs, et par la concurrence des nouveaux métiers, l’éducation spéciale pourrait bien disparaître à l’occasion de la refonte globale prévue lors de la conférence de février.
* Les tribunes libres sont rédigées sous la responsabilité de leurs auteurs et n'engagent pas la rédaction du Media Social.
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