Le récent avis du Cese sur les métiers de la cohésion sociale consacre dix pages aux enjeux de genre et d'égalité entre femmes et hommes dans le travail social. Le fait que le secteur soit extrêmement féminisé commencerait-il enfin à être pensé ? Cette non-mixité a en tout cas des conséquences.
Neuf travailleuses sociales sur dix sont des femmes (*). Pour expliquer cette extrême féminisation du secteur social, on pourrait s'en tenir à l'Histoire. Au XXe siècle, ce sont des femmes - de milieu social aisé - qui inventèrent le travail social. Les deux guerres mondiales les ont installées dans ce rôle.
« En 1945, les pouvoirs publics ont voulu freiner la fuite des campagnes en créant des emplois pour les femmes, différents de ceux exercés par les hommes, retrace Laurence Jacquon, directrice adjointe de l'Union nationale ADMR (aide à domicile). L'aide à domicile était vue comme un prolongement de leur travail traditionnel dans les familles. Aujourd'hui, ces métiers sont encore étiquetés féminins. Les mentalités évoluent lentement. »
Le leurre de la « nature » féminine
C'est précisément ce constat qui est troublant. En un siècle, le secteur aurait eu le temps de devenir plus mixte. Mais « la féminisation des métiers sociaux continue de s’accentuer », observe Véronique Bayer, directrice générale de l'Institut de recherche et de formation à l'action sociale de l'Essonne (Irfase) et docteure en sociologie (1).
Pourquoi ? « Les activités des métiers du travail social sont associées au travail domestique, poursuit-elle. Ces compétences professionnelles et savoir-faire discrets, ni mesurables, ni évaluables, continuent à être perçus comme des aptitudes naturelles des femmes. Pour résumer, le travail social n'est toujours pas considéré comme un travail. »
Des stéréotypes sociétaux
Céline Lembert, membre du conseil d'administration (CA) de l'Association nationale des assistants de service social (Anas), constate elle aussi cette image biaisée : « Quand on présente notre métier, on parle de ce que l'on fait, de sa technicité. Car beaucoup croient encore à tort : c'est un métier de bienveillance et d'écoute, un métier de femme quoi ! »
Emmanuelle Mikanga est psychologue, formatrice en travail social et autrice d'une thèse (2) sur les enjeux de genre chez les aides médico-psychologiques (AMP) : « Les stéréotypes de genre sont sociétaux et continuent à influencer inconsciemment les orientations scolaires et les choix de métiers. Les usagers sont eux-mêmes porteurs de stéréotypes qui amènent les professionnels à y répondre. »
Une non-mixité regrettable
Pour les actrices du terrain, cette absence de mixité n'est pas satisfaisante. Julie Marty Pichon, présidente de la Fédération nationale des éducateurs de jeunes enfants (Fneje), reste perplexe devant les promotions d'EJE qui ne comptent qu'un ou deux hommes.
« On baigne encore dans une vision très patriarcale de la société où l’éducation des enfants serait le rôle des femmes. Pourtant, les enfants qu'on accueille ont bien des pères, des oncles. »
Enrichir les échanges
Pour Violaine Trabarel, membre du CA de l'Anas, une plus grande mixité rendrait mieux compte de la structure de la population et enrichirait les échanges : « Un homme n'a pas le même vécu, donc pas la même vision de la famille. »
Sa collègue Céline Lembert abonde : « Notre profession est marquée par la réflexion et l'échange. Or nos profils sont très homogènes. On gagnerait beaucoup à plus de mixité de genre, d'origines, de classes sociales. Parcoursup pourrait y aider. »
Rites de passage
Emmanuelle Mikanga a remarqué dans ses recherches qu'un certain nombre d'hommes étaient arrivés dans la filière AMP (devenu AES, accompagnant éducatif et social) avec l'envie de déconstruire cette histoire d'aptitudes naturelles : « Ce n'est pas toujours simple pour eux non plus. Certains ont dû lutter contre les préjugés de leur entourage pour faire accepter leur métier. D'autres sont soumis à des rites de passage dans les équipes, avant d'être acceptés. »
Des quotas d'hommes ?
Pour autant, Julie Marty Pichon n'imagine pas militer pour l'instauration de quotas d'hommes dans les promotions de travail social : « Il y a tellement d'endroits où les hommes ont la plus grande place. Ça ne serait pas de la bonne discrimination positive. »
Même si ce n'est pas sa « préoccupation principale », l'ADMR a réfléchi des campagnes de communication incluant les hommes. Les interventions de présentation du métier dans les écoles sont faites par des binômes mixtes.
Des initiatives locales sont portées par des salarié.e.s, comme la création d'Amepe, premier réseau pour promouvoir l'égalité et encourager les hommes dans l'éducation de la petite enfance.
Le cercle vicieux des bas salaires
Pour toutes les interviewées, les initiatives pour plus de mixité auront beau se multiplier, le secteur n'attirera pas d'avantage d'hommes tant que les salaires n'y seront pas revalorisés. Parce qu'ils sont considérés comme féminins, parce que leur professionnalisme est sous-estimé (lire notre entretien), les métiers du travail social sont dévalorisés et très mal rémunérés.
Ils accusent un écart de rémunération qui s’accentue depuis vingt ans, pour atteindre un différentiel de 30 % par rapport au secteur privé et de 40 % par rapport métiers de la santé (*). Alors, les hommes refusent de s'engager dans un secteur si peu rémunérateur. C'est un cercle vicieux.
Un modèle de pensée patriarcal
« Les métiers occupés par des femmes sont encore considérés comme des salaires d'appoint, souligne Véronique Bayer. Cela va plus loin : la société considère que s'occuper des personnes vulnérables représente juste un coût social. C'est un modèle de pensée très patriarcal. Les hommes puissants oublient que ce sont en général des femmes qui s'occupent de leur début et leur fin de vie. »