Les mobilisations collectives dans le travail social sont fréquentes mais produisent peu d'avancées. Dans cette tribune libre*, Jean-Luc Gautherot, ingénieur social, tente de tirer quelques leçons des actions du monde agricole.
Même si on ne partage pas leurs revendications, on peut tout de même reconnaître l'habileté avec laquelle les agriculteurs ont mené la mobilisation de février 2024. En l’espace de deux semaines, ils ont obtenu 400 millions d’euros d’aide et des changements réglementaires conséquents.
En deux ans de revendication, les acteurs du travail social n’ont toujours pas obtenu le versement effectif de la prime Ségur prévue par les textes ni son élargissement à tous les salariés. Tirons les leçons de la mobilisation agricole.
La fenêtre temporelle
Les agriculteurs ont utilisé une triple fenêtre temporelle : la proximité des élections européennes, du salon de l’agriculture et des Jeux olympiques.
Mettre la pression sur le pouvoir exécutif juste avant des élections à enjeux est une tactique classique des luttes politiques. Pour garantir la victoire de son camp, les représentants du pouvoir en place sont contraints de lâcher du lest aux révoltés qui sont de potentiels électeurs. D’autre part, une crise non réglée en pleine période électorale donne aux adversaires politiques un angle de critique tout trouvé.
Le salon de l’agriculture est toujours relayé par les médias. Les femmes et hommes politiques ont l'habitude de s’y montrer pour travailler leur cote d’opinion. On craint la vidéo d’une visite sous les huées relayées par tous les réseaux sociaux. Enfin, Paris bloqué par des tracteurs en pleins Jeux olympiques serait une honte internationale pour l’exécutif.
L’unité des représentants
Dans le monde de l’agriculture, il existe quatre syndicats : la FNSEA, les Jeunes agriculteurs (JA), la Coordination rurale (CR) et la Confédération paysanne. Le taux d’adhésion des agriculteurs à un syndicat reste élevé comparé aux autres secteurs. Les membres de ces quatre groupes ne partagent pas la même vision de l’agriculture mais ils ont su rester unis et parler d’une seule voix dans les négociations pour obtenir gain de cause.
Le rapport de force
Dans toute négociation, il faut créer un rapport de force qui consiste à bien montrer à son adversaire ce qu’on peut lui faire perdre, et comment on est déterminé à le faire perdre si nécessaire. Dans le rapport de force, les agriculteurs ont su habilement jouer avec la frontière de la violence tolérable : des actes illégaux symboliques pour montrer leur détermination, mais pas trop violents, pour ne pas perdre le soutien de l’opinion.
Le soutien de l’opinion publique
Le relatif succès des agriculteurs tient également au soutien de l’opinion publique. Dans l'imaginaire des Français, le paysan reste une figure positive importante, dont on ne peut pas se passer, et ce, malgré la tendance au bashing agricole qui tend à les considérer comme des destructeurs de l’environnement.
Imaginer un instant un mouvement des traders, similaire à celui des agriculteurs, je doute que l'imaginaire collectif ait été en leur faveur.
Voyons maintenant pourquoi le monde du travail social peine à suivre ces quatre leviers d’action : fenêtre temporelle, unité des représentants, rapport de force, soutien de l’opinion.
Pas d’image du travailleur social dans l’imaginaire collectif
Le soutien de l’opinion à un métier repose sur l'existence d’une représentation, d’une image dans la tête des Français. Quand les infirmières se mettent en grève, tout le monde voit immédiatement qui elles sont, leur utilité ; on voit la personne en blouse qui nous soigne ou qui soigne nos proches à l’hôpital. Je ne crois pas qu’une telle image existe pour le travailleur social dans la tête des Français.
La réalité de l’activité des travailleurs sociaux reste très mal connue. L’éparpillement des métiers en douze diplômes de travailleurs sociaux de terrain est peut-être un facteur de cette méconnaissance.
Des rapports de force polis et mous
Les mobilisations collectives existent dans le travail social, elles sont même très régulières : appel à manifestation nationale, grèves locales, prises de paroles de fédérations, communiqués de presse. Elles ne créent pas de véritable rapport de force.
Dans le travail social, l’habitude est à la discussion polie entre les pouvoirs publics et les fédérations nationales dans le cadre de grands barnums participatifs qui débouchent rarement sur des solutions efficaces. On ose parfois quitter la table des discussions pour marquer son désaccord, ou rédiger un communiqué de presse pour dire qu’on n’est pas content, et après ?
Ces tactiques ne créent aucun rapport de force, c’est-à-dire aucun sentiment chez l’adversaire de crainte d’une perte qui l’obligerait à négocier. Elles ne font pas suffisamment mal à l’adversaire.
Pour créer un rapport de force efficace, il faut assumer une part de violence contrôlée des actes. C’est ce que les agriculteurs ont très bien géré. Certains diront que ce n’est pas démocratique, mais n’est-ce pas le lot des démocraties ? Leur histoire est jalonnée de mouvements de grandes grèves générales musclés, mais structurés et contrôlés par les révoltés, créant un rapport de force avec les pouvoirs publics, donnant lieu ensuite à des négociations entre les représentants de la révolte et les représentants de l’État.
Durant la décennie 1970, les personnes handicapées ont réussi à faire voter des améliorations de leurs droits, en occupant des locaux fédéraux, mouvement de désobéissance civile relayé par les télévisions.
Le travail social n’a pas de représentant
Dans le travail social, la mobilisation est à l’image de la structure du secteur : éparpillée façon puzzle. Il existe bien sûr des dizaines d’organisations représentatives des secteurs et des métiers, mais elles n’ont pas la légitimité pour parler au nom de tous les travailleurs sociaux de tous les secteurs.
Les organisations représentatives défendent seulement une partie du travail social. La Cnape défend les intérêts des acteurs de la protection de l’enfance, la FAS fait de même pour les intérêts des acteurs de l’AHI, l’Unapei défend les intérêts des acteurs du secteur du handicap, l’Anas défend le point de vue des assistants de service social, l'Uniopss défend les activités à but non lucratif.
Enfin, contrairement au monde agricole, le travail social n’a pas de syndicats forts représentant directement les travailleurs sociaux. Les adhérents des fédérations qui occupent le terrain des discussions avec les pouvoirs publics ne sont pas les salariés mais les employeurs.
Pour conclure
Aujourd’hui, les freins semblent bien trop nombreux, pour qu’on voie un jour tous les travailleurs sociaux de France monter au créneau de façon unie et musclée pour créer un rapport de force en saisissant des fenêtres temporelles, dans le but de solutionner les problèmes du secteur. On pourra toujours rêver en regardant les images des acteurs des secteurs qui y parviennent.
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