Virage inclusif, virage rationnel, virage numérique, virage environnemental : dans cette tribune libre*, Jean-Luc Gautherot, ingénieur social, revient sur les quatre tendances lourdes du travail social qui placent les dirigeants face à des choix stratégiques.
En matière de prospective et de stratégie, on parle de virage stratégique quand une organisation décide de changer radicalement ses pratiques, généralement pour suivre une tendance lourde de son secteur.
Aujourd'hui, le travail social est concerné par quatre tendances lourdes qui placent les dirigeants face à quatre choix stratégiques. S'engage t-on en conscience dans le virage inclusif ? Dans le virage rationnel ? Dans le virage numérique ? Dans le virage environnemental ? Et avec quelle intensité ?
Le virage inclusif
La montée du modèle inclusif est une tendance lourde. Dans ce modèle, la personne – définie comme capable – accède directement au milieu ordinaire et ce, grâce à l’accompagnement d’une plateforme de service de proximité multisecteur qui permet des parcours modulables de prestation en prestation. Chaque secteur a son mot d’ordre pour exprimer cette tendance : virage domiciliaire dans le secteur des personnes âgées, virage inclusif dans le secteur du handicap, logement d’abord dans le secteur de l’hébergement-logement, virage préventif en protection de l’enfance.
S’engager ou pas dans le virage inclusif pour suivre cette tendance revient à se poser ce genre de question. Transforme-t-on la Mecs (maison d'enfants à caractère social) en service de soutien aux tiers digne de confiance en faisant le pari que ce type de placement va se développer fortement ? Puisque la doctrine officielle de la France est le logement d’abord et que les financements vont dans ce sens, transforme-t-on notre CHRS (centre d'hébergement et de réinsertion sociale) collectif en CHRS hors les murs pour n'offrir que des accès directs à des dispositifs de logement accompagné ?
Va-t-on plus loin que le Ditep (dispositif intégré des instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques) en le transformant en plateforme d’accompagnement inclusif de proximité, en vendant les locaux et en dispatchant les professionnels dans les collèges du territoire ? Transforme-t-on la MAS (maison d'accueil spécialisée) en MAS en milieu ordinaire sur le modèle des expérimentations en cours ? Transforme-t-on l’Ehpad en plateforme inclusive multiservices, capable de fournir des parcours qui mêlent séjours courts à l'Ehpad ou à l’hôpital si besoin, accueil de jour, interventions à domicile, soutien des aidants, baluchonnage ?
Le virage rationnel
Le « new public management » (NPM) est une seconde tendance lourde qui a fait basculer la façon de gérer les politiques publiques en particulier depuis le début des années 2000. Le NPM est porteur de principes de fonctionnement similaires à ceux de l’entreprise à but lucratif : recherche des pratiques les plus efficaces et les plus efficientes, mise en concurrence des prestataires, logique de résultat et de performance. Le NPM nécessite de mesurer l’action. Ce qui explique, en large partie, les chiffres qu'on demande aux travailleurs sociaux pour le reporting, les systèmes d’information qu’on installe pour qu’ils y enregistrent leur activité parfois à la minute près.
Les « evidence based policies » (politiques publiques fondées sur les preuves) ont fait passer un nouveau cap au NPM. Déjà très présente dans le champ sanitaire avec l’ « evidence based medecine », la logique de la preuve s’invite aujourd’hui dans le travail social.
La Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA) a annoncé la création d’un centre de preuve. Sur le modèle des what works centers britanniques, il aura la charge de déterminer les pratiques qui ont fait la preuve de leur efficacité. Aujourd’hui, dans le travail social, la plupart des expérimentations sont accompagnées d’une évaluation d’impact social, qui mesure les effets concrets sur les personnes, le coût de l’action ou encore les coûts évités pour la société.
Dernier exemple, les nouvelles modalités d’évaluation de la qualité des ESSMS nécessitent de fournir les éléments de preuve qui démontrent que les pratiques décrites par les 157 critères du nouveau référentiel unique sont effectivement mises en œuvre.
Suivre la tendance lourde du NPM, c’est s’engager dans le virage rationnel et remettre en question les anciennes pratiques, qui consistaient à légitimer le financement de ce qui est fait sur le terrain, avec des expressions floues, des métaphores et du jargon professionnel difficile d’accès. Comme dans le cas du virage inclusif, les dirigeants doivent faire un choix stratégique.
Maintient-on la culture du flou au nom d’une complexité humaine qui échapperait à la rationalisation ? Ou, engage-t-on une révolution des pratiques internes, à coups de reporting de SI et d’études d’impact, en faisant le pari que la science peut mesurer les effets du travail social et identifier les façons de faire plus probantes que les autres ?
Le virage numérique
La crise sanitaire a fait sauter les dernières digues qui retenaient l’invasion des pratiques numériques dans le travail social. Généralisation des visioconférences pour organiser les réunions, téléconsultations avec les psychiatres, SMS pour communiquer avec les usagers, dématérialisation de l’accès aux droits, robotisation des orientations avec les simulateurs de droits, explosion de la FOAD, généralisation des SI internes, des SI territoriaux, des applications de e.parcours, utilisation des réseaux sociaux et des sites internet pour recruter, maraudes numériques.
Je pourrais encore continuer la liste. Cette troisième tendance lourde est alimentée par les pouvoirs publics via de nombreux financements et des plans nationaux.
À l’instar du virage rationnel, c'est le secteur sanitaire qui est le plus en avance dans le virage numérique. On peut penser, selon l’adage de la sanitarisation du social, que les pratiques numériques de ce secteur vont finir par être exportées vers le travail social. La e.santé regroupe les développements du secteur sanitaire autour du numérique. Cette activité comporte les dispositifs techniques (dossier unique informatisé, application de e.parcours...), les dispositifs de sécurité (identité numérique nationale, cybersécurité, RGPD...), ainsi que la dimension formation.
Un référentiel socle et transversal de compétences en santé numérique a été conçu pour servir de fondement à la construction d’un module de formation de 28 heures (2 ECTS). Ce module est déjà obligatoire dans les formations des professions sanitaires. On peut penser qu’à terme, ce sera également le cas pour les formations du travail social.
Que faire quand on est dirigeant d’une organisation du travail social ? Être proactif et s’engager dans le virage numérique en s’équipant en e.santé et en formant ses salariés à cette activité ? Freiner le mouvement parce qu’on y voit des dérives possibles ?
Le virage environnemental
Parmi les quatre tendances lourdes du travail social, la prise en compte des impacts environnementaux est celle qui avait jusqu’à présent le moins de poids. Les événements récents autour de la crise de l’énergie et de l’inflation accentuent cette tendance. Les ESSMS sont dès à présent contraints de réinterroger leurs consommations s’ils veulent maintenir leurs finances à flot : coût de chauffage des bâtiments, coût du parc de voiture, dépenses alimentaires.
Avant cette crise conjoncturelle, cette tendance avait déjà commencé à être renforcée par les pouvoirs publics au même titre que les trois autres. Le décret tertiaire de 2019 impose aux organisations qui gèrent des bâtiments de plus de 1 000 m² accueillant des activités du tertiaire, de réduire leur consommation d’énergie de 40 % d’ici 2030. De nombreuses organisations du travail social sont concernées par cette norme. Autre exemple, les appels à projets lancés par les pouvoirs publics comportent de plus en plus souvent des critères de respect de l’environnement.
Certaines organisations sont d’ores et déjà engagées dans le virage environnemental. Dans son document intitulé vision 2030, le Gapas présente le chapitre : « Soucieux du monde qui vient, nous agissons de manière durable et responsable », qui contient des engagements très concrets : réduire ses émissions de gaz à effet de serre, réduire sa consommation d’énergie carbonée, privilégier les circuits courts, les transports en commun, limiter les gaspillages. La montée de l’engagement des ESSMS dans le virage environnemental est confirmée par une étude récente du Creai des Hauts-de-France
À nouveau, la question se pose pour les dirigeants. Nous engageons-nous dans le changement des pratiques pour prendre le virage environnemental ?
Pour conclure
Les quatre tendances lourdes du travail social ne sont en réalité que des miroirs de ce qui se passe à plus grande échelle dans la société. Les individus du 21e siècle, plus individualistes, ne se soumettent plus sans rechigner aux règles collectives et veulent des choix à la carte. La performance est devenue une valeur dominante. Le numérique envahit la société. L’urgence climatique fait consensus. Difficile d’échapper à cette quadruple pression sociétale.
Elle a déjà contraint les dirigeants du travail social à mettre au moins un pied dans chacun des virages. Mais en conscience et avec un peu de recul, que faire ? Quelle stratégie adopter ? J’en observe quatre qui sont toutes légitimes dans le système démocratique qui est le nôtre :
- engagement fort et réel dans un virage ;
- engagement prudent dans un virage, a minima de ce qui est imposé ;
- faux engagement conscient pour donner le change, ou inconscient quand on est convaincu qu’on change les pratiques alors qu’on ne change que le vocabulaire ;
- résistance affichée à un virage.
À chacun sa boussole.
Les trois précédentes chroniques de l'auteur :
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