Treize ans après l’apparition de la notion de logement d’abord, la conversion n’est toujours pas effective. Pourquoi ? Dans cette tribune libre*, Jean-Luc Gautherot, enseignant à l'ITS de Pau, estime que les pilotes ne prennent pas suffisamment en compte la force de résistance des modèles mentaux ancrés chez les professionnels du travail social.
Alors que le plan logement d’abord 2018-2022 annonçait « un changement de modèle à travers une réforme structurelle et ambitieuse de l’accès au logement pour les personnes sans domicile », Manuel Domergue, directeur des études à la Fondation Abbé Pierre, expliquait, le 2 février, à l’occasion de la présentation publique du 27e rapport sur le mal-logement, que la mise en œuvre de ce plan a été un début de chantier prometteur mais que le changement de modèle annoncé n’a pas eu lieu. Selon lui, la logique du logement d’abord n’est toujours pas vue comme « un changement total de politique », mais comme une « expérimentation » à la marge ou « un dispositif de plus ».
Penchons-nous sur la raison majeure de cet échec : un changement de modèle est un changement culturel qui se heurte à la force des modèles mentaux en place.
Un changement de modèle débuté il y a treize ans
Le projet de conversion du secteur de l’AHI (accueil, hébergement, insertion) au modèle du logement d’abord a débuté il y a treize ans. Cette volonté a en effet été affichée publiquement pour la première fois par la stratégie nationale de la refondation de l’AHI en novembre 2009 ; « principe 2 : La priorité accordée à l’accès au logement, y compris pour les publics les plus vulnérables (le « logement d’abord ») ». Treize ans plus tard, la conversion n’est toujours pas effective.
La dimension culturelle est insuffisamment prise en compte
La raison de la lenteur de cette conversion est évoquée lors de la journée de la Fondation Abbé Pierre, par son directeur général, Christophe Robert, et Emmanuel Macron, président de la République. Christophe Robert parle d’un « changement de culture qui commence à s’opérer auprès des acteurs ». Le président de la République précise que « les changements culturels prennent du temps ». Ce que Manuel Domergue confirme à sa façon : le logement d’abord « c’est quelque chose qui va dans le bon sens, mais qui y va lentement ».
Si les changements de modèle sont si longs dans les politiques sociales françaises, c’est justement parce que les pilotes ne prennent pas suffisamment en compte leur dimension très culturelle, et plus particulièrement la force de résistance des modèles mentaux.
La puissance méconnue des modèles mentaux
Dans un excellent ouvrage consacré à cette question, Philippe Silberzahn démontre comment les professionnels d’un secteur d’activité sont tous porteurs d’un modèle mental partagé. Le concept de modèle mental est équivalent à celui d’hypothèse sous-jacente chez Edgar Schein. Les modèles mentaux sont des croyances sur le réel qu’on considère à tort comme des vérités universelles. Ils sont cachés.
Contrairement aux valeurs qu’on peut aisément nommer, les modèles mentaux agissent en sous-main. Silberzahn montre comment de très nombreux managers échouent dans le pilotage du changement parce qu’ils ne comprennent pas que les pratiques qu’ils veulent introduire sont incompatibles avec le modèle mental du secteur ou de l’organisation.
Dans l’AHI, le modèle mental historique toujours dominant est le suivant : l’usager est une personne vulnérable qu’il faut d’abord protéger, pour la réadapter et envisager un retour au logement quand elle est prête. Dans son rapport, la Fondation en parle en ces termes : « période probatoire », « examen en capacité à habiter ». Le modèle mental du logement d’abord est radicalement différent : l’usager est un citoyen titulaire d’un droit au logement, il est capable d’habiter sans passage par un sas de préparation, ceci avec l’aide d’une plateforme de services inclusifs.
La réaction immunitaire du modèle mental
Chez l’individu, la confrontation à un modèle mental radicalement différent ainsi qu’aux pratiques qui en découlent et qui ont prouvé leur efficacité provoque des stratégies de défense. Ce que Silberzahn nomme la réaction immunitaire.
La personne ricane « mais bien sûr ! » ; les pratiques lui paraissent ridicules et impossibles. Elle met en doute « c’est truqué ! » ; elle pense que les données sur les nouvelles pratiques sont trafiquées. Elle minimise « ce n’est possible que dans certains cas très particuliers ». Elle pense à tort qu’elle agit déjà en cohérence avec les nouvelles pratiques « on le fait déjà ! » Elle accuse les nouvelles pratiques d’immoralité « ce n’est que pour faire des économies ! »
Changer le modèle mental d’abord
Tant que le modèle mental historique restera dominant dans les têtes des acteurs de l’AHI, ces derniers mettront en place les réactions immunitaires décrites ci-dessus et ils refuseront de convertir les anciens dispositifs d'hébergement en dispositifs compatibles avec le logement d’abord. Le changement de modèle n’aura pas lieu. Changer le modèle mental d’abord semble donc incontournable. Cette conclusion est valable pour tous les autres secteurs du travail social qui peinent à rendre effectif le virage inclusif.
Mais, changer le modèle mental des professionnels du travail social est extrêmement difficile, voire impossible, chez certains individus. Silberzahn donne l’explication. Le modèle mental est un support de l’identité professionnelle. Changer un modèle mental c’est créer un autre idéal du métier dans lequel les individus ne se reconnaîtront peut-être pas.
Alors, comment faire ?
Pour savoir comment changer le modèle mental d’un secteur, et donc sa culture, remettons-nous-en au maître en matière de changement de modèle : Thomas Kuhn. Il indique que : « quand on adhère à un paradigme, en accepter un autre est une expérience de conversion qui ne peut pas être imposée de force ». Il ajoute qu’un changement de modèle ne se produit réellement que lorsqu’on forme une nouvelle génération au nouveau modèle mental et à ses pratiques, et que les porteurs de l’ancien modèle sont tous partis en retraite.
« Le dernier résistant disparu, tous les membres de la profession travaillent à nouveau dans le cadre d’un nouveau paradigme, maintenant différent ». Or pour revenir sur l’exemple du logement d’abord, Manuel Domergue indique que la question du logement d’abord est totalement absente des référentiels des formations initiales du travail social. Le changement générationnel de Kuhn, qui permet le changement de modèle, n’a même pas débuté.
Conclusion
Vous êtes porteur du modèle mental historique de l’AHI, vous défendez le modèle du CHRS collectif protecteur, soyez rassuré, la révolution du logement d’abord ce n’est pas pour demain !
Les précédentes tribunes libres de Jean-Luc Gautherot :
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