Dafna Mouchenik, directrice d'une structure d'aide à domicile parisienne, continue de nous raconter des histoires de prise en charge très singulières : aujourd'hui, comment une professionnelle fait face aux assauts d'une vieille dame qui refuse toute aide.
L’histoire que je veux vous raconter commence par une série d’échecs et de déconvenues. Madame « je ne veux pas de vous chez moi » fait tout ce qu’elle peut pour dissuader les aides à domicile d’intervenir auprès d’elle. Elle y arrive plutôt bien, pas une ne tient, mais là elle est tombée sur plus coriace qu’elle.
Il n’y a rien qui décourage Marie-Laure, d’autant qu’elle sait que cette dame ne va pas bien, alors elle lui pardonne tout. « J'veux juste aller mal et y’a pas de mal à ça. Traîner, manger que dalle, écouter Barbara. Oh non, je ne veux pas aller mieux. À quoi ça sert d'aller mieux ? Non, je ne veux pas m'habiller, non plus me maquiller, laissez-moi m'ennuyer. Arrêtez avec vos questions » (1).
Entrer dans l'appartement
La mission de Marie-Laure, un truc qui n’a l’air de rien comme ça, c’est d’abord de parvenir à entrer dans l’appartement. C’est que souvent Madame « Je n’ai besoin de rien » n’ouvre pas la porte. Alors rien que ça, c’est une victoire (parfois faut se fixer de « petits » objectifs) ! Ce n’est pas qu’on veuille absolument s’imposer mais sans nous, cette dame se laisserait mourir sans s’en apercevoir vraiment, une sorte de suicide involontaire. Elle ne mange jamais rien.
Faire manger la dame
Une fois à l’intérieur, il faut « juste » qu’elle réchauffe le repas livré par la mairie, assure un brin de ménage et surtout, surtout qu’elle parvienne à ce que cette dame mange tout ou partie de ce qu’il y a dans son assiette. Faut être sacrément douée d’ingéniosité, de générosité pour y arriver et par chance, l’aide à domicile détient toutes ces qualités !
Se retirer du monde
Cette idée incongrue d’imposer à quelqu’un qui ne veut rien, le passage d’un service comme le mien, c’est la sœur de Madame « laissez-moi » qui l’a eue, bien décidée à la garder dans la vie et en vie coûte que coûte. Elle y parvient. Visiblement elle y est, surentraînée. C’est pas d’hier que sa frangine a cette vie de côté, elle n’a pas attendu d’être retraitée, des années qu’elle se retire du monde. « Ils ont beau vouloir nous comprendre, ceux qui nous viennent les mains nues, nous ne voulons plus les entendre. On ne peut pas, on n'en peut plus » (2).
Les clés dans la serrure
Elle en a échafaudé des stratégies pour que l’aide à domicile renonce à se rendre auprès d’elle. La première, la plus simple était de ne pas faire de bruit, clés dans la serrure, lorsque l’auxiliaire sonnerait. Mais lorsqu’elle a compris qu’inquiète, Marie-Laure avait appelé les pompiers, elle a été contrainte de se manifester. Il lui a fallu trouver plan plus chiadé, nouvelle occupation de sa journée.
Dégommer l'aide
Tel le coyote (3) des studios Warner Bros, la voilà prête à tout pour la dégommer. C’est qu’elle lui tape particulièrement sur les nerfs, celle-ci, indécourageable et d’éternelle bonne humeur, elle est sympa en plus ! Non mais ça ne va pas se passer comme ça. Elle va bien finir par trouver une solution pour la dégager définitivement, c’est que cette nouvelle occupation lui ferait même oublier d’aller mal.
Comment ne pas être optimiste
Une dame qui fait « non, non, non, non » sans même écouter, sans la regarder, Marie Laure ne s’en formalise pas. Elle se dit que personne ne lui a jamais appris qu'on pouvait dire oui (4) et qu’à force de persévérance et de gentillesse, elle arriverait à la faire changer. C’est une optimiste, mais comment ne pas l’être lorsqu’on fait ce métier.
Un petit plat sur le pouce
C’est que la jeune femme sait y faire, elle a des solutions à tout. Même lorsque sa protégée balance les repas avant son arrivée, ni vu ni connu je t’embrouille en disant qu’ils n’ont pas été livrés, ça n’a pas l’effet escompté. L’aide à domicile remonte simplement le sac-poubelle les contenant pour lui montrer qu’elle n’est pas dupe et sans se fâcher, cuisine un petit plat sur le pouce. Préparé avec trois fois rien, notre coyote s’en régale autant qu’elle n’enrage.
Vitesse supérieure
Non, mais là s’agirait de passer à la vitesse supérieure, les semaines défilent et comme le vieux fermier de la chanson de Steve Waring (5) qui ne parvient pas à se débarrasser de son chat, (pourtant il a tenté n'importe quoi : le poster au Canada, en faire du hachis parmentier, de la chair à pâté, du hamburger, le dynamiter…) rien n’y fait, Marie-Laure revient le jour suivant.
« Allô, la police... »
Aux grands maux, les grands remèdes, son aide à domicile appelle les pompiers quand elle ne répond pas à la porte, elle préviendra les flics lorsque la jeune femme remontera ses poubelles ! « Allô la police je suis une vieille dame seule, une personne s’introduit régulièrement chez moi pour me voler mes repas. »
Coup de grâce
On dira ce qu’on voudra sur l’efficacité de nos services d’ordre, sur ce coup-là, ça n’a pas traîné, en quelques minutes deux agents sonnaient à la porte : « Bonjour, contrôle d’identité. Qui êtes-vous ? Madame nous a appelés, elle dit ne pas vous connaître ». Heureusement, ils ont vite compris qu’ils s’étaient fait avoir. Ils ont bien remonté les bretelles de la retraitée ainsi démasquée, mais c’en était fini de l’énergie de la pauvre aide à domicile. Ce coup-là était le coup de grâce. Il avait eu définitivement raison de son indulgence, c’en était trop. C’est la première et seule fois où elle n’a plus voulu se rendre auprès d’une personne qui lui était confiée.
Présence des autres indispensable
Depuis, l’une de ses collègues a pris le relais, mais le travail de Marie-Laure n’a pas été vain. Étonnamment Madame « non non non » n’a plus jamais tenté de se débarrasser de l’auxiliaire de vie qui vient chez elle après ça, laissant ainsi Michelle faire ce pour quoi elle était là. Elle a même tissé avec elle une relation sympa !
Peut-être avait-elle cru que Marie-Laure ne craquerait jamais et qu’elle resterait toujours auprès d’elle ? Peut-être a-t-elle réalisé qu’elle n’était pas à l’abri de se retrouver un jour complètement seule et que la présence des autres lui était nécessaire ?
(1) Camélia Jordana, Non, non, non.
(2) Barbara, Le mal de vivre.
(3) Série de cartoons américains.
(4) Michel Polnareff, La poupée qui fait non.
(5) Steve Waring, Le matou revient.
Carnet de bord, deuxième saison !
L'automne dernier, nous ouvrions une rubrique hebdomadaire d'expression libre. L'objectif est de permettre à des professionnels de raconter le quotidien de leur pratique, de faire réfléchir, voire d'ouvrir des débats. Pendant huit mois, Dafna Mouchenik (aide à domicile), Ève Guillaume (Ehpad), Laura Izzo (protection de l'enfance) et Christel Prado (département et handicap) ont ouvert la voie avec des textes qui vous ont souvent captivé. Elles ont accepté - qu'elles en soient remerciées - de poursuivre l'aventure. Évidemment, au cours de cette année, de nouvelles têtes pourraient apparaître.
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