Quelles marques laissent ces deux premiers mois d'épidémie sur le travail social ? Entre distanciation sociale et coopérations entre professionnels, le Covid-19 bouscule bien des postures, selon le professeur émérite de la chaire de travail social du Cnam, Marcel Jaeger.
Le travail social vous semble-t-il déjà bouleversé par ces premiers mois de pandémie ? Ou le déconfinement en cours annonce-t-il déjà un retour à la normale ?
Marcel Jaeger Je ne sais pas bien ce qu’est la normale ! Mais le socle des valeurs du travail social, il n’y a aucune raison de le modifier. Toutefois ces valeurs se déclinent en fonction d’un contexte. Et celui-ci évolue, que ce soit dans la longue durée, par exemple face à l’individualisme croissant de la société, ou sous l’effet de crises. Et cette pandémie constitue sans doute un choc pour le travail social. Plusieurs évolutions, déjà perceptibles ces dernières années, prennent maintenant une importance considérable.
Je pense aux outils numériques. Jusqu’ici ils constituaient une possibilité émergente, pour faciliter l’accès aux droits des personnes ou pour simplifier les tâches administratives. Désormais, avec eux, le rapport aux autres et aux personnes que nous accompagnons se modifie considérablement. Or la distanciation qui s’installe peut alimenter la méfiance et la peur.
Mais cette distanciation provient non seulement de la communication numérique, mais aussi des gestes barrières ou des masques sur le visage…
MJ Toute cette question de la distance devient centrale. Or elle a déjà fait l’objet de débats dans le cadre du Haut conseil du travail social, dans le prolongement des États généraux du travail social (à partir de 2013, NDLR). À l’exigence « d’aller vers », et donc de raccourcir les distances, répond la notion de travail en retrait et de pas en arrière, pour favoriser l’autonomie de la personne et son pouvoir d’agir. Nous le défendions nous-même dans notre rapport Refonder le rapport aux personnes, plus connu par son sous-titre, Merci de ne plus nous appeler usagers.
Mais en réalité la nécessité est double. Il faut à la fois aller vers, pour répondre aux isolements, mais aussi réfléchir à cette nécessité d’une distance.
Cette nouvelle distanciation sociale pourrait-elle être propice à l’autonomie de la personne ?
MJ Cette fois la distanciation est imposée par les normes, voire par la réglementation. Et cela n’a pas du tout le même effet qu’une distanciation issue d’une réflexion éthique, sur les marges de manœuvre à laisser à la personne… En revanche cela rend encore plus cruciale, et difficile, cette question de l’équilibre à trouver entre « travail en retrait » et « aller vers ».
Je viens de participer aux derniers travaux de la Haute Autorité de santé face à la crise du Covid-19. Et c’est à peu près le même débat qui est abordé dans son rapport, Entre protection et autonomie. Comment concilier les deux ?
Pour trouver le point d’équilibre, nous ne pouvons plus compter sur des solutions dogmatiques. Si la bonne distanciation physique, contre le Covid-19, peut être fixée à 1 mètre - ou plus selon les pays -, les travailleurs sociaux, en revanche, n’ont guère de pied à coulisse pour définir la juste distance avec les personnes qu'ils accompagnent.
Inversement ces deux derniers mois de confinement ont aussi vu fleurir les entraides et les liens entre voisins. Ne peut-on pas y voir un terreau favorable au travail social collectif ?
MJ Sans doute ! Mais notre société n’est plus fondée sur les grandes solidarités collectives du passé, qu’on retrouvait dans les mouvements politiques, syndicaux, ou de jeunesse. Nos rapports sociaux se sont individualisés… Là encore, il reste donc à trouver un équilibre entre les considérations individuelles et collectives.
Pour ma part, je remarque aussi que ces deux mois ont quelque peu atténué les frontières qui séparaient, jusqu’ici, les travailleurs sociaux des soignants, d’une part, et des bénévoles, d’autre part. C’est positif : cela permet sans doute des approches plus globales et transversales.
On n’est pas seulement malade, ou pauvre, ou en situation de handicap. Les besoins des personnes sont divers et hybrides, et appellent donc des mobilisations multiformes. Cette question de l’approche globale n’est certes pas nouvelle, mais elle est maintenant réactualisée. Car cette crise sanitaire a imposé une synergie des compétences.
Pourtant dans la protection de l’enfance notamment, les professionnels ont pu regretter un manque de coopérations entre institutions.
MJ Dans l’urgence, la coopération devient une obligation. Mais on ne sait toujours pas comment obtenir ces coordinations, pourtant déjà prévues dans la loi. L’important, à mon sens, est de rechercher une transversalité non pas entre professionnels, mais entre plusieurs mondes : la santé publique, l’accompagnement social et médico-social, l’Éducation nationale, etc. Et cela passe par une évolution des cultures professionnelles et des représentations. Un médecin et un éducateur spécialisé peuvent avoir des a priori l’un sur l’autre. Est-ce que la crise le changera ? Il est encore trop tôt pour le savoir.
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