Le 30 novembre, le réseau APA proposait près de Mulhouse une journée de débats préparée avec le quotidien Libération. Le thème choisi, l'entraide, est vécue au sein de ce réseau qui regroupe plus de 5 000 salariés. Galerie de professionnels engagés.
Le week-end dernier, à cheval entre novembre et décembre, était fort occupé dans la région de Mulhouse. Au centre-ville, c'était la traditionnelle fête de Noël qui draine dans toute la région - et au-delà - des milliers de visiteurs. Et puis, à une dizaine de kilomètres, sur la commune de Kingersheim, se tenait un Forum Libération sur la question des « instincts solidaires », autrement dit l'entraide.
La solidarité plutôt que la compétition
L'originalité de la démarche est que ce projet était porté par le réseau APA, une grosse structure associative employant plus de 5 000 salariés, essentiellement des aides à domicile, qui rayonne dans le grand Est et en particulier dans son « fief », le Haut-Rhin (lire notre interview de Pierre Kammerer). Grâce aux apports d'une vingtaine d'intellectuels et de politiques, la structure souhaitait « armer » ses valeurs humanistes et montrer que la solidarité fait plus avancer le monde que la recherche effrénée de compétition.
Pour donner chair à ce mot d'ordre, nous donnons la parole à quelques professionnels du réseau APA. Chacun à son niveau et sur son poste raconte sa contribution à une aventure collective qui dure depuis plus de 70 ans. Se dessine ainsi le portrait d'un réseau qui combine les exigences de l'efficacité et un humanisme en action.
Matthieu Domas, la recherche de sens
Dans moins d'un mois, l'actuel directeur général du réseau prendra sa retraite. C'est lui, Matthieu Domas, la cinquantaine qui le remplacera. Sur le papier, les choses auraient dû se dérouler autrement. Matthieu travaillait dans l'industrie, précisément pour Air Liquide depuis une dizaine d'années. il aurait dû y faire carrière. Mais « cela ne m'intéressait pas », dit-il. Il voulait rejoindre l'Alsace. Le voilà donc directeur régional de Randstad, une boîte d'intérim. Et puis, en 2009, il atterrit au réseau APA. « Ce que j'y ai trouvé, explique-t-il, c'est le sens. L'entraide et la solidarité sont essentielles pour moi. »
Quand il arrive en 2009 au réseau, celui-ci ne compte que 2 000 à 2 300 salariés. Et il est exclusivement orienté vers le maintien à domicile avec des Saad et Siad essentiellement. Depuis, d'autres structures associatives les ont rejoints, amenant notamment dans le panier deux Ehpad. » « Notre objectif, explique le futur DG, c'est de créer des parcours complets pour les personnes âgées et les personnes handicapées. » Lui qui a activement participé à l'arrivée de nouveaux membres insiste sur l'importance du mode d'organisation en réseau quand tant de structures, lucratives et même associatives, ont tendance à absorber les nouveaux venus. « Chez nous, dit-il, il y a 70 % de commun entre toutes les structures et 30 % de spécifique. »
Dominique Morisseau, du salariat au bénévolat
Décidément, le réseau APA active de nombreuses reconversions professionnelles. Ce fut ainsi le cas pour Dominique Morisseau à l'âge de 50 ans. « Je travaillais dans le commercial, raconte-t-elle, A un moment, je n'ai plus eu envie d'avoir la pression du chiffre. » Elle se retrouve embauchée par le réseau et prend la responsabilité de l'antenne de Dannemarie, dans le sud rural du Haut-Rhin. Elle dit avoir beaucoup appris. De cette expérience naît le constat d'un grand isolement des personnes âgées qui va nourrir l'idée d'avoir une « APA mobile », un camion qui part à la rencontre des usagers et futurs usagers pour les renseigner sur les services possibles.
Après cette mission, Dominique revient au siège mulhousien. Elle prend la responsabilité du service de soutien à domicile. « Les femmes aides à domicile donnent beaucoup. Il faut les aider à se protéger », explique-t-elle. À 58 ans, retraite. Rideau ? Vous n'y comptez pas… « On m'a proposé d'être bénévole, dit-elle. J'ai demandé un an de réflexion. » Il faut dire que l'engagement est l'affaire du couple : son mari a longtemps présidé les Restos du cœur au niveau départemental.
Devenue bénévole, elle se charge de partir à la rencontre des élus afin qu'ils ne résument pas l'action du Réseau APA au portage de repas et l'aide à domicile. Dans l'association, ils sont 850 personnes à s'engager bénévolement pour être des visiteurs à domicile, des écrivains du lien et à encadrer des activités collectives comme la marche nordique. Dominique donne environ trois jours par semaine au réseau. Mais à voir sa vitalité et son sourire, elle n'a pas l'air de le regretter…
Bertrand Muller, un informaticien en réseau
On ne s'attend pas forcément à trouver là un informaticien. Pourtant, Bertrand Muller, directeur des opérations chez Facilien, est pleinement engagé dans la dynamique du réseau APA. Il aime la dimension collaborative. Créé en 2014, Facilien a d'abord servi à la formation au numérique de nombreuses personnes âgées. « On se déplaçait chez les gens », se souvient Bertrand. Ensuite, Facilien a évolué vers la création de plates-formes. « L'idée, c'est de créer des communautés humaines, de favoriser la collaboration des gens sur le terrain », explique l'informaticien.
L'objectif est de préparer le réseau aux formidables mutations numériques que vont connaître les métiers du domicile. L'une des applications mises en place par la structure s'appelle E-nutriv et vise à prévenir la dénutrition, si fréquente et dangereuse chez les personnes très âgées. « Là aussi, nous nous appuyons sur l'aidant pour détecter la dénutrition », explique-t-il. Et après ? Après, justement, la communauté est informée et des collaborations peuvent se mettre en place pour prendre en charge cette situation.
Ce programme a été expérimenté sur 250 personnes en début d'années. L'objectif est d'être reconnu par l'ARS pour que les médecins prennent davantage en charge cette pathologie. De même, sur la question du retour à la maison de personnes hospitalisées, une plate-forme doit être mobilisée.
Hélène Perrin, une soignante au service des aidants
« Cela fait vingt-quatre ans que je travaille avec les vieux. J'aime cet accompagnement de l'homme intérieur. » Hélène Perrin vous dit ça d'une traite, comme si c'était si évident dans une période qui valorise le vieux simplement quand il s'agit du vintage.
Avant d'atterrir au réseau APA, Hélène s'occupait des malades en hôpital. Et puis, elle a rejoint une plate-forme nommée Rivage qui a été constituée en 2012. « Au début, on n'a pas été très bien accueilli », glisse Hélène.
Aujourd'hui, Rivage regroupe une ergothérapeute (Hélène), une AMP, une psychologue et un coordinateur. Dans le cadre du plan Alzheimer, cette cellule accueillie par le réseau APA s'adresse aux proches des malades. « Les aidants s'usent très vite. Il faut les outiller pour qu'ils ne perdent pas leur statut de proche. Pour ma par t, explique Hélène, je les accompagne pour qu'ils fassent les bons gestes ». Mais Rivage n'intervient pas qu'avec les proches de malades Alzheimer. La plate-forme appuie également auprès des aidants de malades de Parkinson.
Wahida Kahloul, des larmes à la joie de vivre
Elle n'a pas l'air intimidée, Wahida, la seule auxiliaire de vie sociale à intervenir aux côtés des écrivains Noëlle Châtelet et Daniel Tammet ou du médecin radiophonique Jean-Claude Amesisen (lire ci-dessous). Avec sa belle robe noire, elle donne une petite leçon de détermination. Le déclic, pour s'occuper des personnes âgées, ce fut son grand-père, 101 ans qui décéda en Algérie sans qu'elle n'ait pu lui dire combien elle l'aimait.
Après quatre ans comme mère au foyer, Wahida Kahloul suit quelques formations pour devenir auxiliaire de vie. « Mes débuts ont été très difficiles, reconnaît-elle. Je pleurais beaucoup, jamais devant les personnes. Je ne savais pas que c'était ça, des personnes âgées. » Au bout de quelque temps, elle fait le choix de continuer ce métier, mais en arrêtant de pleurer. Elle veut leur transmettre une joie de vivre.
« Quand on va chez les gens, ils se mettent à nu. Il est important de faire remonter des informations sur les problèmes qu'ils rencontrent », estime-t-elle. Elle doute de la possibilité de « se mettre à distance » des personnes accompagnées. « Nous sommes des humains », précise-t-elle. Et ce qui la met en colère, c'est le fait que son métier « n'est pas reconnu à sa juste valeur. » Elle prend l'exemple des interventions qui doivent durer 30 minutes quand au moins 45 seraient nécessaires. Et elle s'exclame : « Nous ne sommes pas là pour faire de la maltraitance. »
Instincts solidaires : les débats (extraits)
Les débats du 30 novembre ont été organisés autour de quatre tables-rondes correspondant à quatre angles : la dimension politique, la dimension animale et végétale, l'entraide face à la fragilité, la culture. Impossdible de résumer l'ensemble des échanges très riches. De façon subjective, voici quelques citations extraites de ces tables-rondes (1).
Marie-Anne Montchamp : « L'entraide a été le fondement de la Sécurité sociale. À force de préoccupation d'équilibre, l'esprit d'entraide a pu disparaître au profit d'une logique assurantielle. »
« Il faut mettre en place de nouvelles organisations qui sont bienveillantes, accompagnantes. Sinon, le principe de l'entraide va s'assécher. »
Cynthia Fleury : « La vérité de l'État de droit, c'est l'État social. [...] Mais actuellement, on rend invisible la solidarité. On la naturalise, on la féminise et on veut la rendre gratuite. »
« À partir du moment où les individus ne produisent pas de solidarité, ils tombent malades. »
Jo Spiegel : « Le territoire n'est pas un espace à conquérir, mais à transformer. »
« Il ne faut jamais donner l'impression aux citoyens que les politiques sont des magiciens. »
Sabrina Krief : « L es chimpanzés chassent en coopération. Le butin est partagé, mais pas uniquement entre chasseurs et sans attente d'une rétribution. »
Valérie Delattre : « Depuis que l'homme est homme, il y a des liens de solidarité. »
Noëlle Châtelet : « Nous n'avons pas droit à la vulnérabilité dans une société de toute puissance. »
« En approchant les êtres vulnérables, on approche d'une vérité de soi. »
Jean-Claude Ameisen : [cite un avis du Conseil national d'éthique dont il fut le président] : « Une société incapable de reconnaître les populations vulnérables est une société qui perd son humanité. »
Daniel Tammet : « La bibliothèque a été ma chance. Avec les livres, je m'arme contre ma fragilité [il est autiste Asperger]. Dans chacun de mes livres, je cherche la part de l'autre, sa richesse. »
Isabelle Haeberlin : « Nous faisons des ateliers de cuisine. On réalise un repas ; on déjeune ensemble. Les gens retrouvent de la sécurité et de l'amour. »
Bernard Kudiak : « Faire un spectacle de marionnettes sur la lune, c'est possible ! [...] Il faut agir sur nos douleurs et nos souffrances. Avec le Cirque plume, nous avons travaillé sur la joie. »
Pierre Kammerer : « Comment enrichir un autre imaginaire, celui de la coopération et de l'altruisme ? »
(1) La plupart des intervenants sont présentés souvent par leur fiche Wikipedia