Comment les personnels affrontent-ils le covid-19 au sein des hébergements pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) ? Le Media social a proposé à une jeune directrice de Saint-Ouen (93) de raconter son quotidien. Voici son premier récit, du 30 mars au 5 avril.
« Depuis 11 jours, le coronavirus a montré le bout de son nez dans l'Ehpad. Et depuis 40 jours, l’établissement est comme suspendu dans le temps. Chaque jour, nous réorganisons les choses, nous réinventons notre organisation pour combattre au mieux le coronavirus et préserver les résidents confinés de la solitude.
Pour se souvenir de ce que nous vivons dans nos Ehpad, j’ai choisi de vous raconter des événements saillants de mes journées, à ma petite échelle. Le récit du quotidien d’une directrice d'Ehpad d’un établissement public de Seine-Saint-Denis, tout juste sortie du confort et de la théorie de l’École des hautes études en santé publique (EHESP) depuis trois mois. Notre enseignant de gestion de crise nous avait pourtant avertis que ces cours n’avaient pas assez de place dans notre maquette de formation…
Lundi 30 mars : la bataille des extracteurs d'oxygène
Depuis vendredi, notre bataille, ce sont les extracteurs d’oxygène. Notre prestataire habituel nous a informés de la réquisition de ce stock. Il ne pourra plus livrer. J’alerte immédiatement l’agence régionale de santé (ARS) pour trouver une solution au plus vite. Des résidents ayant des symptômes du coronavirus risquent de désaturer et d’en avoir besoin à tout moment. Le week-end, plusieurs personnes de l’agence m’appellent, me posent diverses questions pour trouver une solution au plus proche de nos besoins. Lundi matin, l’agence m’envoie un mail : « Vous pouvez contacter la clinique vétérinaire de votre ville, ils vont vous mettre à disposition des concentrateurs d’oxygène. »
Le choc de l’annonce. Je ne peux m’empêcher de penser : « La prochaine étape c’est d’hospitaliser nos vieux dans des cliniques pour animaux ». Mais très vite je prends du recul. Tout le monde est dans la même situation. Des hôpitaux font déjà appel aux vétérinaires pour certains médicaments en rupture de stock.
Et puis la bonne nouvelle arrive : le médecin coordonnateur a trouvé un prestataire prêt à nous livrer. À pic ! Aujourd’hui une dizaine de résidents présentait une saturation basse. Par précaution, nous les mettons tous sous oxygène.
À 19 heures, depuis le bureau, j’entends des soignantes s’activer dans le hall. Ils sont arrivés ! Alors, nous nous mettons tous à la tâche, nous montons les extracteurs, nous les plaçons dans les chambres des résidents et nous nous assurons que tout fonctionne pour l’équipe de nuit.
Mardi 31 mars : « A l’hôpital, je serais perdu »
Ce matin, je décide de prendre le métro après des jours à marcher par peur d’y voir trop de monde. Une femme âgée déambule dans les couloirs en faisant la manche. Elle s’agace de ne pas être écoutée, de ne pas récupérer 1 centime. Elle passe à côté de moi et me crache dessus « T’inquiète, je n’ai pas le coronavirus ». Je suis abasourdie et ne peux réagir. Pourquoi moi ? La détresse est partout. La journée commence bien…
Les arrêts du personnel sont de plus en plus importants et les étudiants en santé, venus en renfort, sont réquisitionnés dans les hôpitaux. Je calcule les taux d’absentéisme avec la responsable RH pour alerter : 100% chez les ASH [agents des services hospitaliers, NDLR], 70% chez les aides-soignants, 66% chez les infirmiers, 100% en lingerie… Les renforts sollicités via la plateforme de l’ARS nous permettent de faire illusion dans les effectifs. Mais je crains que la situation ne se tende. Des soignants vont revenir petit à petit de leur quatorzaine d’arrêt mais il nous faut encore tenir une semaine dans ces conditions.
J’alerte l’ARS. Peut-on mobiliser la réserve sanitaire ? Comme pour les extracteurs d’oxygène, les coups de téléphone s’enchaînent pour comprendre le besoin.
Deux aides-soignantes faisant partie des plus anciennes de l’établissement sont les premières à être revenues de leur arrêt pour symptômes de covid aujourd’hui. Le plaisir de voir deux têtes connues de plus, lors des transmissions [d'informations entre les équipes qui se relaient, NDLR]. Depuis maintenant une semaine, nous voyons défiler des volontaires. Leur aide est indispensable. Pour autant, des résidents sont inquiets de ne plus voir certains soignants.
Aujourd’hui, le médecin coordonnateur décide d’hospitaliser deux résidents ayant été testés positifs au coronavirus. Les ambulanciers arrivent avant même que le médecin ait eu le temps de les informer. Je monte avec la cadre de santé voir l’un d’eux. Sa réaction me pince le cœur : « Mais je ne veux pas partir. Ici j’ai mes repères, c’est chez moi. A l’hôpital, je serais perdu. »
Nous lui expliquons que l’hôpital a plus de moyens médicaux et qu’il aura une meilleure prise en charge au vu de ses symptômes. Il finit par accepter.
Mercredi 1er avril : achat de produits de première nécessité
Pas de poisson d’avril mais aujourd’hui l’animateur et la psychomotricienne mettent de la musique dans les étages. Les soignants dans les couloirs esquissent quelques pas de danse et déhanchés. Il y a des sourires sur les lèvres.
Ce matin, un résident s’obstine devant mon bureau et auprès de la psychologue. Il ne peut plus retirer assez d’argent cette semaine pour les achats qu’il avait commandés. Plusieurs fois par semaine, agent d’accueil, psychomotricienne et animateur se relaient pour aller acheter les cigarettes des résidents et des « produits de première nécessité » comme on les qualifie désormais (déodorant, savon, gâteau, coca-cola…). Les banques sont difficilement joignables, les tuteurs aussi, il faudra attendre… Mais cette réponse, évidemment, il ne veut l’entendre.
Nous accueillons une petite part de résidents plus jeunes que la moyenne en Ehpad, avec des pathologies psychiatriques. Pour ces derniers, rester toute la journée dans l’établissement est une punition. Tous les jours, ils regardent les informations à la télévision et espèrent une levée du confinement.
« Bon Philippe, c’est quand qu’il lève le confinement ? » « Madame la directrice, combien de temps encore vous croyez ? »
Les autres résidents, eux, semblent s’éteindre. L’ennui, le manque des proches, ont un pouvoir inhibiteur très puissant. Beaucoup peinent à s’alimenter. À chaque transmission, les soignants s’émeuvent : « Si on continue comme ça, on va dans le mur. »
Jeudi 2 avril : décès d'une résidente autonome
Au petit matin, Madame B. s’est éteinte. Elle est notre première résidente autonome et encore active il y a quelques jours à être emportée par le virus. Hier soir, les infirmiers avaient appelé les pompiers dans le but de la faire hospitaliser. La cadre de santé a tenté de la convaincre mais elle a baissé les armes. Le médecin lui a dit « à l’hôpital on ne fera rien de plus qu’ici, vous mettre de l’oxygène », elle a alors refusé.
L’hôpital ne fera rien de plus. C’est une phrase qui nous révolte. Les Ehpad sont peu médicalisés, nous bataillons avec nos extracteurs d’oxygène qui recyclent de l’air ambiant, quand les hôpitaux ont des prises murales bien plus puissantes. Nous ne disposons pas de permanence médicale, ni d’infirmiers la nuit pour notre part alors que l’hôpital a des médecins de garde et un taux d’encadrement soignant par résident plus important.
Le virus l’a foudroyée en quelques jours, en quelques heures son état s’est aggravé. Nous ne pouvons que nous sentir impuissants et démunis.
Des dons commencent à arriver en Ehpad, après les hôpitaux. Nous sommes contactés par des grands groupes de l’agro-alimentaire, des produits cosmétiques, des commerçants de la ville de Saint-Ouen. Alors nous en profitons : des crèmes hydratantes pour réparer les mains des soignants abîmées par la combinaison du gel hydro-alcoolique et du froid, du sucre pour soutenir le moral, des tablettes numériques pour innover dans la relation entre les familles et les résidents.
Vendredi 3 avril : un barbecue pour l'après
Comme tous les jours à 9 heures nous faisons le point avec la cadre de santé sur l’état de présence des agents. Une nouvelle aide-soignante est diagnostiquée positive, il faut réorganiser le week-end. L’ARS m’appelle et me propose l’aide d’un moniteur-éducateur d’Esat à partir de la semaine prochaine. Toujours pas de nouvelles de la mobilisation de la réserve sanitaire malgré mes alertes à différents niveaux tous les jours. Mais un moniteur-éducateur, c’est déjà beaucoup. Il sera donc en renfort avec l’animateur et la psychomotricienne pour réaliser des activités individuelles en chambre.
L’animateur vient me voir pour m’annoncer qu’il a trouvé une idée pour l’après-isolement : il faudra faire une grande fête, un barbecue dans le jardin avec les familles. Je lui ai demandé cette semaine de réfléchir avec la psychologue et la psychomotricienne à comment parvenir à redonner envie aux résidents de sortir de leur chambre et à leur faire retrouver un rythme « normal » après. L’idée d’un barbecue, c’est aussi favoriser la projection des agents vers l’après.
Une association de Saint-Ouen vient nous offrir des visières qu’ils ont réalisées avec des imprimantes 3D. Une par soignant. Une photographe installée sur la ville est venue immortaliser le moment.
Week-end des 4 et 5 avril : partager son désarroi
Ce week-end, je suis d’astreinte. Comme un week-end sur deux depuis l’arrivée du Coronavirus, en alternance avec la cadre de santé, je viens dans l’établissement en fin de matinée pour vérifier que tout va bien, régler les problèmes d’organisation et participer aux transmissions.
Samedi après-midi, la présidente de notre conseil d’administration me transmet un message : un habitant de la ville met à disposition un studio pour des soignants qui en auraient besoin. Deux agents de l’établissement, de la même famille, souhaitaient un hébergement par crainte de contaminer une personne à risque qui vit avec eux. Je saute sur l’occasion ! Le lendemain, elles ont récupéré les clés et emménagé.
Soutenir nos soignants ne se limite pas à quelques applaudissements. Pour autant, à 20 heures, les aides-soignantes ouvrent en grand les fenêtres de l’infirmerie pour entendre le soutien des habitants du quartier.
Des applaudissements qui ne doivent pas venir de notre voisin qui m’a appelé plusieurs fois cette semaine, outré de voir des policiers et le personnel funéraire en tenue de cosmonaute entrer et sortir de la résidence. « Les policiers se tiennent à moins d’un mètre, Madame, vous vous rendez compte ? »
Toute cette semaine, comme les autres, j’ai échangé avec mes trois autres collègues directeurs d’Ehpad public sur le territoire, par WhatsApp et par téléphone. Un soutien et une entraide indispensables. Avec l’une d’entre eux, en partageant notre désarroi sur le peu de prise en compte des Ehpad par les pouvoirs publics dans les premières semaines, il nous est revenu un film : La ballade de Narayama. Comme si nous avions le fardeau d’emmener un par un nos aînés vers le mont Narayama pour les laisser se battre, sans arme, contre les éléments de la nature. »
À SUIVRE...
Un journal de bord sur la vie en établissement
Comment rendre au mieux compte du quotidien des professionnels que nous avons pour mission d'informer ? Confier un journal de bord à une directrice d'Ehpad nous a semblé essentiel surtout à un moment où le grand public découvre que les établissements pour personnes âgées dépendantes abritent une population très fragile (déjà plus de 2 000 décès au 5 avril avec un recensement incomplet, soit au moins un quart de la mortalité totale).
Voici un mois, nous ne connaissions pas Ève Guillaume, toute jeune directrice en Ehpad. Nous l'avons « rencontrée » via son compte Twitter. Nous l'avons interrogé longuement pour un article « Comment les Ehpad pallient à tous les manques ». Nous avons souhaité que le fil que nous avions commencé à tisser avec son Ehpad de Seine-Saint-Denis ne se casse pas. Voilà pourquoi nous avons proposé à Ève Guillaume de tenir, au moins jusqu'à la fin du confinement, son journal de bord sur les grands et petits faits de la vie en établissement (à publier chaque semaine). Une façon de ne jamais oublier les plus vulnérables des vulnérables... Qu’Ève et toute son équipe soient ici remerciés de prendre un temps précieux pour nous faire vivre ce combat pour la vie. (NB)