Depuis plus d'un mois, nous vivons la vie d'un Ehpad confronté au Covid-19 grâce au regard et à la plume de sa directrice, Eve Guillaume. Pour cette 5e semaine, il est question de syndrome de glissement, d'une fête anniversaire tant attendue, de psys pour recréer une histoire commune...
Les visites des familles rythment désormais nos après-midi avec les animations en comité restreint. Les résidents s’impatientent de retrouver la vie d’avant : sortir librement, se promener dans les couloirs, aller aux animations, dîner dans la salle du restaurant, voir leurs proches sans rendez-vous…
Lundi 27 avril : éviter que Mme F. « glisse »
À bout de force depuis plusieurs semaines, déjà avant le confinement nous avions remarqué que Madame F diminuait. L’isolement en chambre lui a fait perdre toute notion du temps « J’attends que l’on m’apporte mon petit-déjeuner, on m’a oubliée. » « Il est 17h30, c’est l’heure du dîner bientôt. » « Je ne sais plus où j’en suis ». Rester en chambre, ne plus descendre pour les repas, ne plus participer aux animations, comme pour beaucoup de résidents, ont été des éléments déclencheurs d’un syndrome de glissement contre lequel on est parfois démuni. Ses enfants nous ont envoyé un témoignage sur sa vie qui a été publié sur les réseaux sociaux. Militante communiste engagée à Saint-Ouen, fille et sœur d’hommes déportés ou fusillés pour leurs opinions politiques pendant la guerre… Nous redécouvrons Madame F. et ses yeux bleus scintillants.
En ce début de semaine, nous sommes sollicités par de nombreuses familles pour récupérer les affaires de leur proche décédé en cette période. Certains répartissent les affaires : les vêtements pour ceux qui en ont besoin dans l’Ehpad, la monnaie pour Monsieur L. qui aime tant aller à la machine à café, la télévision pour Madame T. dont nous n’avons pas de nouvelles du tuteur. Comme pour le reste, le Covid a modifié notre façon de faire. Plus de date limite pour vider la chambre. Des formulaires à remplir pour justifier la prise de connaissance des consignes : « ne pas ouvrir le sac de vêtements pendant 10 jours puis tout laver à 60 degrés ».
Cet après-midi, notre première admission est arrivée. Elle a signé un document disant qu’elle avait connaissance de l’épidémie dans l’établissement. Pas de visite de pré-admission, pas de proches présents pour l’arrivée, ce n’est pas encore un retour à la normale.
Mardi 28 avril : mais où sont passées les charlottes ?
Les soignants nous alertent sur une pénurie de charlottes. Nous avons passé des commandes depuis plusieurs jours qui ne sont pas encore arrivées. Encore une fois, c’est la solidarité entre établissements qui nous sauve. Un Ehpad du groupement a eu une donation importante de charlottes et nous en donne mille. Du troc, des échanges qui nous permettent d’avoir le matériel nécessaire.
Ce matin, le laboratoire me contacte. Les tests réalisés aux agents ont été contaminés lors de l’analyse des résultats. Il faut tout recommencer. Un deuxième coton-tige dans les narines, le personnel est ravi.
Les activités reprennent petit à petit avec des règles nouvelles d’hygiène. Une séance de yoga est proposée par petits groupes, chacun est espacé de 1,50 mètre et se frictionne les mains au gel hydroalcoolique avant et après la séance.
La solidarité fait encore ses preuves. Une société qui vend du matériel à destination des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer et apparentées a trouvé un Lyon' s Club prêt à nous financer l’acquisition de différents éléments dont nous aurions besoin pour faciliter le confinement en canalisant mieux les troubles du comportement : poupées d’empathie, table de sable, sacs de fouille…
Mercredi 29 avril : négociations autour d'un anniversaire
Ce matin, le collectif solidaire des restaurateurs nous offre une montagne de chocolats : sujets réalisés par un chocolatier meilleur ouvrier de France, diverses boîtes de chocolats, œufs géants Kinder. De quoi régaler à la fois les résidents, le personnel mais aussi les enfants du personnel.
C’est bientôt l’anniversaire de M. L. qui souhaite donner une petite fête dans la résidence. Entre respect des règles de distanciation sociale, interdiction des sorties pour les courses, la psychomotricienne parvient à négocier de l’organiser dans la salle à manger le 12 mai, en présence des soignants pour bien vérifier que les règles sont respectées. Le 11, il lui sera permis d’aller faire des courses accompagné d’un membre du personnel. Première sortie de l’enceinte de l’établissement depuis deux mois !
Une étudiante en soins infirmiers finit son stage aujourd’hui. En première année, c’était son troisième stage. En quelques semaines, elle a gagné en autonomie et en dextérité. La prise des constantes et leur surveillance, les règles d’hygiènes et de port des équipements de protection individuelle n’ont plus de secret pour elle. Sa présence a été utile aux équipes et aux résidents.
Nous rejouons aux chaises musicales avec les chambres. Les résidents qui étaient dans « l’unité Covid » au premier étage et qui vont mieux demandent à regagner leur ancienne chambre. Retrouver leurs repères et conclure cette période difficile pour mieux aller de l’avant.
Jeudi 30 avril : des psys pour recréer une histoire commune
Le département de la Seine-Saint-Denis met à disposition des psychologues pour réaliser des séances collectives ou individuelles de soutien aux équipes. Depuis des semaines, la seule réponse que je trouvais à mes demandes de soutien psychologique était des numéros verts. Pour appeler un numéro, il faut déjà ressentir une certaine détresse. Aujourd’hui, les équipes ont besoin de s’exprimer sur ce qu’elles ont vécu, qui est parfois différent entre un agent qui a été arrêté au début de l’épidémie, au milieu, à la fin ou qui a été présent tout le long. Il est nécessaire de partager, de recréer une histoire commune, sans différence. Cet accompagnement ne concerne pas que les soignants mais aussi le personnel administratif et des fonctions supports. La charge émotionnelle de voir partir un nombre trop important de résidents, de ne pas les accompagner de la même manière qu’en temps « normal », de travailler dans la peur d’être contaminé et de contaminer ses proches en retour…
Cet après-midi, tout le personnel se rend au dépistage : titulaires, vacataires, bénévoles, stagiaires. L’assurance maladie prendra en charge toute la campagne. Après le discours du Premier ministre mardi dernier, nous avons décidé que tout agent positif, même asymptomatique, sera isolé et accompagné par la médecine du travail pour éviter de nouvelles contaminations. Les nouveaux résidents sont eux aussi testés systématiquement même si un test a déjà été réalisé à l’hôpital.
Un nouveau résident nous déclare aujourd’hui avoir le sentiment d’avoir été kidnappé. L’absence de visite de pré-admission nous empêche de préparer l’arrivée. Une lettre déclarant que la personne est d’accord pour entrer en établissement n’est pas toujours suffisante. Les visites sont un prétexte à mieux connaître le résident et à préparer l’entrée. Désormais, ils ont le sentiment de débarquer dans un logement qu’ils n’ont pas choisi. Ils n’ont pas eu le temps de se projeter dans les lieux.
Du 1er au 3 mai : le risque d'une deuxième vague
Pas de muguet pour la fête du travail, notre fleuriste habituel n’est pas parvenu à se fournir pour nous livrer.
Ce week-end est l’occasion de préparer le calendrier des semaines à venir. Nous reprendrons les Codir à partir de mardi, ces réunions de direction hebdomadaire qui ont été suspendues et remplacées par des réunions de crise journalière. Nous avons réajusté le rétroplanning de la réorganisation des services : mise à plat des cycles de travail, réalisation de fiches de poste et de fiches de tâches, réunion de service, comité technique d’établissement, CHSCT, rencontre avec les partenaires sociaux… Le planning a été décalé de deux mois et resserré, nous relançons les projets.
Dans une semaine, nous serons le 11 mai. Le déconfinement est dans la tête de tous les citoyens, mais dans nos Ehpad, le doute subsiste. Le risque d’une deuxième vague nous hante. Devrons-nous tout reprendre comme avant, malgré les risques ?
La vie d'un Ehpad jour après jour
Comment rendre compte au mieux du quotidien des professionnels que nous avons pour mission d'informer ? Confier un journal de bord à une directrice d'Ehpad nous a semblé essentiel surtout à un moment où le grand public découvre que les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) abritent une population très fragile.
Voici un mois, nous ne connaissions pas Eve Guillaume, toute jeune directrice en Ehpad. Nous l'avons « rencontrée » via son compte Twitter. Nous l'avons interrogé longuement pour un article « Comment les Ehpad pallient à tous les manques ». Nous avons souhaité que le fil que nous avions commencé à tisser avec cet Ehpad public de Seine-Saint-Denis ne se casse pas. Voilà pourquoi nous avons proposé à Eve Guillaume de tenir, au moins jusqu'à la fin du confinement, son journal de bord sur les grands et petits faits de la vie en établissement (que nous publions chaque semaine). Une façon de ne jamais oublier les plus vulnérables des vulnérables...
Qu’Eve et toute son équipe soient ici remerciés de prendre un temps précieux pour nous faire vivre ce combat pour la vie.
Retrouvez les quatre premiers épisodes de ce carnet de bord :