Dafna Mouchenik dirige une structure parisienne d'aide à domicile. Dans ce troisième "Carnet de bord", elle raconte les difficultés rencontrées pour prendre en charge une personne âgée très désagréable, voire violente avec les auxiliaires de vie.
L'histoire que je veux vous raconter commence par les larmes de Marthe. La pauvre auxiliaire de vie est au domicile d'une personne qu'elle accompagne. Les interventions précédentes s'étant à peu près bien passées, elle ne pouvait imaginer ce qui allait lui arriver.
Après lui avoir ouvert la porte d'entrée, la vieille dame s'est glissée silencieusement derrière elle, telle une lionne d'appartement. Tapie dans son entrée, dès qu'elle a pu, elle lui a littéralement sauté à la gorge.
Pas de module « kickboxing »
« Je te fous un chassé, je te casse le nez. Et même si tu flanches, je te pète les hanches, j'explose mes phalanges sur ta gueule d'ange » (1). On ne lui avait pas dit, à Marthe, lorsqu'elle s'est engagée dans pareil métier, qu'elle aurait à se protéger des personnes qu'elle irait aider. Durant sa formation d'auxiliaire de vie, pas de module « Krav Maga » ou « kickboxing » . Ça lui aurait été pourtant bien utile et pas juste pour cette fois.
Madame « J'te casse le nez »
Par chance, notre déjantée est un poids plume. Cela n'a pas été difficile pour Marthe de s'en dégager. Mais Madame « J'te casse le nez » a réussi à lui balafrer le cou et à garder une petite poignée de cheveux dans son poing bien serré. Visiblement, elle n'en est pas à son coup d'essai mais, pour Marthe et mon équipe dévouée, c'est une découverte.
Armée de travailleurs sociaux
Son mari venait de mourir lorsqu'on nous l'a confiée. Elle semblait seule et démunie, une petite dame qui vous crève le cœur, toute fragile, vulnérable qu'elle semblait être (qu'elle est malgré tout, quand même). Une armée de travailleurs sociaux s'est tout de suite mobilisée pour lui venir en aide, nous demandant d'intervenir auprès d'elle en urgence. L'APA (2) avait été débloquée pour financer nos interventions. Le CASVP (3) avait organisé la mise en place de la livraison de repas. Elles sont imparfaites et demandent à être modernisées mais les politiques sociales de notre pays donnent à la France toute la résonance du mot solidarité.
Punaises de lit pour colocataires
Madame vit dans un petit appartement avec pour colocataires des milliers de punaises de lit à t'en faire regretter l'époque où les cafards vivaient seuls en maîtres dans les logements vétustes de Paris. Aujourd'hui, ils se partagent chez elle la vedette, les uns toujours plus nombreux que les autres. Un cauchemar que d'intervenir en pareil endroit même lorsque tu veux sincèrement venir en aide à la personne qui y habite. Le CASVP est également sur le coup pour ça aussi et a partiellement réglé une partie du problème lié aux punaises.
Ce sadique d'Alzheimer n'y est pour rien
Bref, ce n'était déjà pas gagné que de trouver une aide à domicile disposée à intervenir dans pareilles conditions (plusieurs ont renoncé avant Marthe) mais si en plus elle « casse la gueule » aux volontaires, on ne va jamais s'en sortir.
Cette dame est sûrement restée comme elle était avant d'avoir besoin de nous. Ce sadique « Alzheimer » qui nous change les gens qu'on aime en quelqu'un d'autre n'est a priori pour rien dans cette agression. Peut-être a-t-elle mangé un truc après minuit ? La lumière du jour ne semble pourtant pas lui faire de mal. Quant à l'eau, on ne sait pas, nous ne sommes pas parvenus à la convaincre de prendre une douche.
KO technique
« Marthe, ne pleurez plus. Je suis tellement désolée. Venez au bureau. Je vous prépare un petit café. Ne restez pas chez la dame ». Myriam à l'autre bout du fil essaie de rassurer et consoler comme elle peut (Myriam est une Valérie fantastique !). Marthe, sonnée, KO technique, se laisse convaincre, enfin, et quitte le domicile. « Mais pourquoi partez-vous, moi qui vous aime comme ma fille ? » (je vous assure, c'est ce qu'elle a dit. Rassurez-vous, cette dame n'a pas d'enfant).
Décompensation psychiatrique
Redevenue mogwaï (4), c'est le moment que notre scalpeuse choisit pour prendre son aide à domicile dans ses bras et lui témoigner son affection (les gestes barrières, connaît pas). « Pourquoi pleurez-vous ? Restez, on va boire un petit thé toutes les deux, vous allez m'expliquer ce qui vous rend si malheureuse et, après, vous ferez la vaisselle ». Pas de troubles neurologiques, mais ça déraille sévère, quand même. Une bonne décompensation psychiatrique, dirait Vincent Lapierre, le psy le plus fantastique de Paris (5). Elles ne sont pas rares en cette période de confinement.
Retour à la solitude
« Comment ça vous ne comprenez pas pourquoi Marthe est partie ? Mais madame « J'te casse le nez », vous lui avez tiré les cheveux et balafré le cou. Ça va être difficile de la faire revenir après ça… Ne dites pas que ce n'est pas vrai, elle est devant moi, je vois la marque de vos ongles sur sa peau ».
Marthe n'est plus retournée auprès d'elle. Notre gremlin en était tellement contrariée qu'elle n'a plus voulu qu'aucune autre auxiliaire de vie vienne à sa place. En un sens, c'était mieux comme ça car comment renvoyer une autre aide à domicile après ce qui s'était passé ? Nous avons prévenu l'assistante sociale, l'équipe APA, le CASVP que madame « J'te casse le nez » se retrouvait seule. La livraison de repas se poursuivant, elle n'était pas complètement sans assistance, un lien était maintenu. Tous nous ont assuré que ça irait malgré tout. On verrait plus tard s'il y avait lieu d'organiser de nouveau notre venue.
« Des pas sympas, des odieux, des vicieux... »
Nous ne travaillons pas seulement pour des gentils, des faciles, des reconnaissants, des mimis, des touchants, des pauvres gens… C'est le sort de tous les services d'aide à domicile de tomber sur des tyrannosaures. La vieillesse ne nous transforme pas, comme par magie, en mamie confiture. Les vieux restent les jeunes qu'ils ont été et, parmi eux, il y a aussi les pas sympas, les odieux, les insupportables, les vicieux, les tyranniques, les déjantés, les violents, les méchants. Il convient de tous les accompagner le mieux possible lorsque qu'ils rencontrent des difficultés à vivre seul. Pour autant, à nos services aussi de veiller à ce que l'auxiliaire de vie puisse faire son travail sereinement et en toute sécurité. Rien n'est moins évident.
(1) « Cri des loups », un morceau de Thérapie Taxi.
(2) Allocation personnalisée d'autonomie.
(3) Centre d'action sociale de la Ville de Paris.
(4) Animal imaginaire qui se transforme en gremlin s'il mange après minuit.
(5) Directeur du Centre de prévention du suicide à Paris (CPS).
Un « Carnet de bord » à quatre voix
En ces temps de crise sanitaire, les missions du travail social et médico-social sont, chaque jour, remises sur la table et de plus en plus placées sous le regard du grand public. Si, voici quelque temps, il était (peut-être) possible de vivre caché pour vivre heureux, ce n'est plus possible. Il faut exposer les situations, argumenter, se poser des questions. Qui mieux que les professionnels sont en mesure de nous rendre compte de leur vécu.
Ce n'est pas tout à fait une première pour Le Media social. Lors du premier confinement, nous avions proposé à Ève Guillaume, directrice d'Ehpad en Seine-Saint-Denis de tenir un carnet de bord hebdomadaire. Les réactions de nos lecteurs furent très positives puisqu'on permettait à chacun de rentrer dans la « cuisine » d'un Ehpad.
Voilà pourquoi Le Media social a décidé de prolonger cette expérience en lançant ce carnet de bord hebdomadaire à quatre voix, les voix de quatre professionnelles de secteurs différents. Pour « ouvrir le bal », nous avons demandé à Ève Guillaume (de nouveau), Christel Prado, Dafna Mouchenik et Laura Izzo de tenir à tour de rôle ce carnet de bord. Qu'elles en soient ici remerciées. Évidemment, ces chroniques appellent le témoignage d'autres professionnels. À vos claviers !
Les quatre derniers « Carnets de bord »
- Vaccination : le rôle crucial de l'information, par Eve Guillaume.
- AEMO : le paradoxe de l'aide contrainte, par Laura Izzo.
- Quand "Monsieur et Madame qui s'aiment à la folie" flanchent, par Dafna Mouchenik.
- Accessibilité à tout pour tous, une compétence départementale ?, par Christel Prado.
Les propos tenus par les professionnels dans le cadre de ce « Carnet de bord » n'engagent pas la rédaction du Media Social.