La dématérialisation a fortement mis à mal le travail social, estiment nombre de ceux qui l'exercent. Une vingtaine d’années après le lancement de cette marche en avant forcée, ils ont dû s'adapter, et témoignent ici de leurs difficultés, mais aussi de leurs stratégies pour contourner ou mettre à profit ces outils numériques. Avec en toile de fond le danger d’un travail social en perte de sens, désormais "plateformisé" à outrance.
Le témoignage d’Anaïs Dontenvill, assistante de service social diplômée en 2020, croise plusieurs tendances du « monde d’après », celui qui a vécu la vague ou plutôt le tsunami de la dématérialisation.
La professionnelle cumule deux activités : en poste dans une structure médico-sociale qui « ne peut que [l]'employer à temps partiel », et assistante sociale en libéral, « pour parvenir à un salaire complet ».
Un sujet de formation comme un autre
C'est dans le cadre de cet exercice libéral qu'elle « récupère les personnes qui n’y arrivent pas avec le numérique », et qui, visiblement, ne trouvent pas l’aide nécessaire auprès des services publics. Elle estime qu’« en tant que travailleuse sociale, [elle] devra se former tout au long de sa carrière » et que le numérique est « un sujet de formation comme un autre ».
Un outil d'accompagnement
Dotée d'une « appétence pour les outils numériques », Anaïs Dontenvill les considère comme des « outils pour accompagner sur une première demande avant d’engager un accompagnement plus large. Lorsque le cas est simple, le numérique rend la démarche très rapide. L orsqu’il est plus complexe, il faut alors savoir contourner », observe la professionnelle.
Laquelle ne se sent « pas frustrée » par les pratiques numériques, mais regrette que le public le soit, « exprimant un sentiment d’abandon ».
Un changement brusque
Observateur plus qu’affûté de l’impact du numérique sur le travail social, Didier Dubasque, assistant de service social de formation, ancien président de l’Association nationale des assistants de service social (Anas, de 2002 à 2005) a par ailleurs été membre du groupe de travail « Numérique et travail social » du Haut Conseil du Travail Social (HCTS) (1). Il rappelle que le numérique s’est « abattu » sur le travail social.
« En un ou deux ans, il n’y a eu plus qu’une seule voie à emprunter, celle du numérique devenue une obligation. Dès le départ, les travailleurs sociaux ont exprimé des réactions très diverses, parfois allant de l’une à l’autre, "s’opposer" ou au contraire, "faire avec". Aujourd’hui, il semblerait que globalement ils fassent avec, tout en se plaignant du temps que cela prend, de l’envahissement des outils numériques dans leur quotidien, avec des professionnels plus en difficulté que d’autres », estime-t-il.
Une question de génération ?
La facilité serait de penser que le numérique est un problème de travailleurs sociaux bientôt à la retraite et qu’il suffit d’attendre que les générations « digital natives » constituent le gros des effectifs.
Évidemment, la réalité est plus contrastée. S’il existe bien un effet générationnel, on observe surtout encore un manque de formation, en école de travail social - la réforme des diplômes en travail social de 2018 cantonne le numérique à quelques domaines de compétences - puis tout au long de la carrière, des outils pas adaptés et des professionnels mal équipés.
Des niveaux hétérogènes
« On a tous une appréhension différente des outils numériques, on est plus ou moins avancé dans leur maîtrise alors que souvent, la formation proposée va être la même pour tous », regrette ainsi Manuelle Helbig, assistante sociale (en polyvalence de secteur et en exercice libéral).
Maîtriser les outils
Formatrice sur les pratiques numériques en travail social, éducatrice spécialisée de formation initiale (voir notre reportage ci-dessous), Morgane Quilliou-Rioual est débordée par la demande d’écoles et d’établissements qui tentent de rattraper le retard.
« Je répète aux travailleurs sociaux que je croise : "Le numérique vous semble lourd et chronophage car, n’étant pas formés, vous bidouillez. Dites à votre direction de vous outiller, de vous former, de vous donner un cadre !" ».
Pour la spécialiste, c’est seulement une fois que l’on maîtrise les outils que l’on peut avoir une réflexion sur leur usage et adopter des pratiques plus en adéquation avec une démarche éthique.
Perte de sens, perte de chance
En plus de son aspect chronophage, les travailleurs sociaux se plaignent en effet de la perte de sens liée à l’usage d’outils numériques, qualifiés d’« asociaux » faisant écran, dans tous les sens du terme, entre eux et le public. Sans oublier, bien entendu, la fracture numérique qui est venue accroître le non-recours, et tous ces dossiers bloqués parce que la personne accompagnée ne rentre pas dans les cases telles que prévues par la plateforme.
« Même si certains travailleurs sociaux ont des stratégies pour contourner ces refus de la machine, ils ont perdu la marge de négociation qu’ils avaient quand ils s’entretenaient directement avec les professionnels des services publics sollicités. Et les agents des caisses d’allocations familiales (CAF) ou encore de Pôle emploi sont tout aussi dépités, pour les mêmes raisons », relève Didier Dubasque.