Aujourd’hui, les pratiques numériques du travail social produisent autant d'effets positifs que négatifs. Dans cette tribune libre*, Jean-Luc Gautherot, ingénieur social, les énumère et pose la question de leur régulation.
À l’occasion de la crise sanitaire, la digue des réticences à la numérisation des pratiques du travail social semble bien avoir été brisée. Depuis, on assiste à un déferlement encouragé par de nombreux financements publics. Avant de voir si cette vague apporte plus d’avantages que d’inconvénients, passons d’abord en revue les pratiques numériques en développement.
Le boom des SI
La plupart des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS) sont aujourd’hui équipés d’un SI (système d’information) numérique interne qui gère les données des dossiers usagers, les plannings, ou les ressources matérielles. Le programme ESMS numérique ouvre l’accès à des financements pour s’équiper.
Les SI territoriaux ou nationaux se généralisent : SI SIAO, Via trajectoire pour les secteurs des personnes âgées ou handicapées, système national d’enregistrement pour le logement social. Seul le secteur de la protection de l’enfance reste pour l’instant non doté. Mais on peut penser que le développement d’un SI national, dans le prolongement du dispositif Olinpe sera à l’ordre du jour de la nouvelle agence France enfance protégée.
Dernier exemple, les évaluations de la qualité des prestations des ESSMS sont désormais toutes enregistrées dans le SI national Synaé, qui produit automatiquement des graphiques de résultats.
Enfin, les SI de e-parcours comme Eticss ou Paaco-globule, qui permettent de faire communiquer les professionnels de différentes organisations gestionnaires intervenant auprès de la même personne, sont également en voie de généralisation.
La dématérialisation de la relation
La relation entre professionnels ou entre l’usager et les professionnels se dématérialise. L’utilisation de la visioconférence pour les réunions est entrée dans les habitudes. En protection de l’enfance notamment, la communication par SMS avec les mineurs protégés est monnaie courante.
La télémédecine, les consultations en visio avec un psychiatre sont aujourd’hui remboursées par la sécurité sociale. Le projet des Promeneurs du Net a fait naître les premiers travailleurs sociaux dont le lieu d’intervention est le monde virtuel des réseaux sociaux.
La poussée du e-learning
De nombreux établissements de formation en travail social se sont engagés dans le développement du e-learning. Ils produisent des cours composés de vidéos pédagogiques, de serious game, ou des jeux proposant une immersion dans des situations professionnelles grâce à un casque 3D.
Les formations 100 % à distance se développent dans la plupart des secteurs d’activité. Dans le travail social, certains établissements de formation ont franchi ce cap, pour la formation d'accompagnant éducatif et social (AES), par exemple.
Des projets 80 % à 100 % distanciel sont en cours pour les cursus de moniteur-éducateur et de technicien de l'intervention sociale et familiale (TISF). À ce rythme, on voit mal ce qui empêchera demain des formations 100 % à distance pour les métiers emblématiques d’assistant de service social (ASS) et d’éducateur spécialisé (ES).
Et demain avec une dose d’IA…
Si ces changements vous effraient, vous n’avez pas encore tout vu. L'introduction des algorithmes et de l’intelligence artificielle (IA) dans les outils numériques du travail social pourrait bien faire entrer ce secteur dans une forme de robotisation. Certains actes professionnels qui réclament une analyse intelligente des propos de l’usager peuvent déjà être réalisés par une machine.
Les callbots ont commencé à remplacer les agents d’accueil téléphonique. Dans le cadre de la création de France travail, on envisage l’utilisation d’un algorithme qui déterminera l’orientation des usagers. Le psychologue virtuel Simsensei est déjà capable de détecter les signes d’état dépressif. Certains Ehpad utilisent des robots humanoïdes pour assurer les animations.
Plusieurs milliers d’experts de la technologie numérique viennent de signer une lettre ouverte appelant à mettre en pause le développement de l’IA. Extraits : « Devons-nous automatiser tous les emplois, y compris ceux qui sont épanouissants ?.… Des systèmes d'IA puissants ne devraient être développés qu'une fois que nous sommes convaincus que leurs effets seront positifs et que leurs risques seront gérables ».
Les élus locaux et le Sénat commencent eux aussi à s'inquiéter des effets de l’utilisation de l’IA dans les politiques publiques. En 2019, le Haut Conseil du travail social publiait déjà un avis consacré à l’usage de l’IA, pointant la nécessité d’identifier « le souhaitable et le non-souhaitable ».
Une technologie n’est ni bonne, ni mauvaise
Comme l’indiquent les lois de Melvin Kranzberg, « la technologie n’est ni bonne, ni mauvaise, ni neutre ». Autrement dit, l’aspect positif ou négatif d’une technologie dépend de ce qu’on en fait. La maîtrise de l’atome sert aussi bien à soigner avec la radiothérapie, qu’à tuer avec les armes nucléaires. Aujourd’hui, les pratiques numériques du travail social que je viens d'énumérer produisent autant d'effets positifs que d'effets négatifs.
Les effets positifs
L’enregistrement des données des usagers dans les SI améliore considérablement la connaissance des publics ainsi que la mesure des effets des actions. Les outils de e-parcours sont une solution aux problèmes de coordination sur un territoire. Les algorithmes d’orientation rendent plus efficace l’accès aux droits dans le maquis du système français.
Les outils de communication à distance facilitent la continuité de la relation avec les personnes, nous l’avons découvert durant la crise sanitaire. Les formations à distance limitent les frais de déplacements et d’hébergement. Le remplacement des humains par des machines, pour certaines tâches, allège la charge de travail des professionnels.
Les effets négatifs
La dématérialisation des droits crée de l’exclusion numérique. Certains assistants de service social passent une à deux heures par jour à entrer des données dans des SI, ce qui alimente leur sentiment de perte de sens au travail.
Les communications en visioconférence ou via les SMS avec les usagers font perdre la perception des signaux de communication non verbale. Les formations 100 % à distance limitent les dynamiques de groupe positives.
La numérisation des données personnelles pose le problème de leur protection et elle inquiète les acteurs qui restent très attachés au principe de secret professionnel. Dans une période de pénurie de finances publiques, le remplacement des professionnels par des machines qui, une fois rentabilisées, coûte moins cher que les humains et ne se mettent pas en grève, peut menacer certains métiers.
La boîte de Pandore des outils numériques du travail social est ouverte, reste à savoir maintenant si quelqu’un a le pouvoir d’imposer un contrôle de leur développement pour éviter les effets négatifs.
Les trois précédentes chroniques de l'auteur
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