Dans cette nouvelle chronique*, Jean-Luc Gautherot, ingénieur social, revient sur la notion d'inclusion, nouveau mot d’ordre du 21e siècle. Selon lui, son caractère flou permet de faire cohabiter deux visions contradictoires de l’accès au milieu ordinaire, portées par deux groupes d’acteurs opposés.
Le terme inclusion a définitivement été adopté par les acteurs du secteur de l’action sociale comme mot d’ordre pour désigner la nouvelle tendance dominante. Pourtant d’autres expressions, beaucoup plus explicites, étaient en lice. C’est probablement sa nature de consensus ambigu qui a fait son succès.
Nommer et caractériser un nouveau phénomène
Quand un nouveau phénomène apparaît dans une société, la question de sa modélisation se pose. Quel nom lui donner ? Quels traits saillants faut-il retenir pour le décrire ? Personne n’est délégué à ce travail. Il n'existe pas en France une cellule d'identification et de catégorisation des nouveaux phénomènes sociaux.
Les conditions requises pour qu’un nom s’impose parmi les noms concurrents restent un mystère qui met en scène une pluralité d'acteurs : des chercheurs, des journalistes, des professionnels d’un secteur, les citoyens eux-mêmes.
Cette question n’est pas qu’une simple affaire de langage, c’est une affaire de pratique. Le nom qui caractérise un phénomène social détermine potentiellement les pratiques qui en découlent.
Le succès du mot exclusion
Ce n’est pas la première fois que cette question se pose pour l’action sociale. Au sortir des trente glorieuses, un phénomène social inédit pointe. Le développement du chômage de masse fait naître une nouvelle catégorie de personnes vulnérables.
Il ne s’agit plus d’individus dans l’incapacité de travailler du fait de leur inadaptation. Plusieurs termes seront en concurrence pour qualifier le phénomène : « nouvelle pauvreté », « précarité », « chômeurs » puis « disqualification sociale » ou « désaffiliation ».
Mais c’est bien le terme « exclusion » qui finira par s’imposer durablement à partir des années 1980 sans qu’on ne sache bien pourquoi.
Le succès du mot inclusion
Comme indiqué en introduction, plusieurs termes étaient candidats au casting avant que la notion d’inclusion ne soit choisie pour endosser le rôle de nouveau mot d’ordre du 21e siècle.
L’expression « société inclusive » a été intégrée dans le slogan de certaines associations gestionnaires, mais son succès n’est pas allé au-delà. L’adjectif « inclusif » préféré par Charles Gardou n’a pas connu la gloire.
Je le cite : « le terme inclusion est peu approprié… le qualificatif inclusif apparaît plus intéressant, car il s’oppose à exclusif signifiant qui n’appartient qu’à certains et n’admet pas le partage ».
Robert Lafore retient l’expression « modèle insertion/inclusion » pour caractériser les nouvelles pratiques tournées vers le milieu ordinaire et pour souligner la fin d’un « modèle réparateur » historique. L’expression « modèle » n’a pas fait florès. Le mot « désinstitutionnalisation » d’inspiration internationale a également fait un flop.
Quant au « principe de conception universelle » pourtant très explicite pour comprendre les nouvelles pratiques axées milieu ordinaire, il est quasiment passé inaperçu. Le mot inclusion a écrasé la concurrence. Reste à savoir pourquoi.
Succès des « ion » et excès de simplisme
Le mot inclusion est venu compléter la série des mots qui se terminent en « ion » et qui ont à voir avec le rapport entre l’individu et le milieu ordinaire de vie : assimilation, acculturation, exclusion, insertion, intégration.
Son appartenance à cette série déjà bien installée a pu jouer en sa faveur. Un excès de simplisme au détriment de la complexité des autres candidats a pu également influer.
Ce phénomène a déjà été à l'œuvre pour la loi dite de 2002. Au lieu de populariser dans le langage les quatre axes de la loi, on a préféré retenir une expression « l’usager au centre du dispositif », qui veut tout dire et rien dire, et qui ne figure pas dans le texte législatif.
Qu’est-ce qu’un consensus ambigu ?
Mais l'hypothèse la plus probable se trouve du côté des sciences politiques avec le concept de consensus ambigu de Bruno Palier. Selon lui, les acteurs de l’action sociale qui conçoivent les nouvelles définitions et les nouvelles pratiques à l’échelle nationale (élus, ministres, grands représentants du terrain) ont souvent des visions antinomiques.
Pour éviter des clivages qui empêcheraient de trouver des accords, ces acteurs consciemment ou non s'entendent sur des termes polysémiques pour que chacun puisse y trouver son compte.
Bruno Palier parle d’ « une logique d’agrégation d’intérêts disparates, qui passe par du flou et de l’ambigu fédérateur, et non pas par une logique de clarté et de cohérence comme peut l’être la logique de la pensée académique de sciences sociales ».
Le mot inclusion correspond à ce processus. Son caractère flou permet de faire cohabiter deux visions contradictoires de l’accès au milieu ordinaire, portées par deux groupes d’acteurs opposés.
Les deux sens du mot inclusion
Le premier sens du mot inclusion satisfait les intérêts des promoteurs de la société inclusive pour qui les libertés individuelles comptent plus que tout. Pour eux, le mot signifie un accès direct au milieu ordinaire généralisé, rendu possible grâce à la migration des moyens des institutions désinstitutionnalisées, vers le milieu ordinaire.
Le second sied aux défenseurs des institutions et de la protection des individus. Pour ce camp, l'inclusion est le retour au milieu ordinaire d’un usager (partiel ou total) au terme d’un processus individuel de préparation de la personne au sein d’une institution, et ce quand les professionnels jugent que c’est possible.
Avec ses deux sens possibles, tout le monde est servi, mais personne n’est pleinement satisfait.
En effet, comme l’indique Bruno Palier le consensus ambigu crée de l’incohérence. Les professionnels des institutions ne comprennent pas la pression à l’inclusion puisque, selon leur interprétation du terme, c’est leur pratique depuis toujours.
Les puristes de la société inclusive ne comprennent pas pourquoi les pouvoirs publics brandissent fermement la volonté de changer de modèle dans les discours et les stratégies nationales alors qu’en réalité la désinstitutionnalisation n’a pas véritablement lieu.
L'ambiguïté de la notion d’inclusion permet une forme de paix entre des groupes d'intérêts opposés dans une logique de « en même temps ». Mais l’incohérence qui en découle alimente l’illisibilité de l’action sociale et la perte de sens des professionnels. Un effet préjudiciable pour l’attractivité de ce secteur qui durera peut-être des années.
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