Professionnelle de l'action éducative en milieu ouvert (AEMO), Laura Izzo raconte comment se déroulent les audiences avec le juge. Souvent, les familles sont persuadées que ce dernier suit systématiquement l'avis de l'éducateur. Les choses sont souvent plus compliquées.
Louis a 14 ans, de longs cils de faon, des silences qui s’étirent comme une guimauve de fête foraine et un père, face à moi, qui s’agace : « Oui ben si vous dites au juge de renouveler la mesure il va le faire hein, peu importe ce que je dis, on sait comment ça marche ! »
Inversion des rôles
Après une année de mesure éducative, je viens de lui expliquer que dans les conclusions du rapport d’AEMO que j’adresse au magistrat, j’en sollicite le renouvellement. Ce père et son fils, effondrés par la maladie soudaine d’une compagne pour l’un et d’une mère pour l'autre, sont vraiment touchants. Louis s'occupe davantage de ses parents que l’inverse, et cette inversion des rôles met en péril son assiduité en cours.
Paradis artificiels
Il est vrai que la situation a plutôt bien évolué, petit à petit Monsieur D. se redresse et s'abîme moins dans les consolations que lui procurent les paradis artificiels, et Louis réinvestit doucement sa scolarité. La mère, affaiblie, s'inquiète de l’avenir et tente de faire au mieux. Néanmoins du chemin reste à faire et l’équilibre est fragile, Monsieur D. me fait l’effet d’un funambule titubant maladroit et appliqué sur le fil tendu face à lui. Il insiste : « Je sais comment ça se passe, je sais bien que… »
Bonnet blanc et blanc bonnet
Il fait un geste des mains pour signifier que le juge et moi sommes de mèche, bonnet blanc et blanc bonnet, bref déjà d’accord sur une décision qui n’est pas encore rendue et ce avant même l’audience. Il s’énerve bien plus de l’idée qu’il se construit d’une alliance entre le juge et moi, que d’un éventuel renouvellement dont il convient qu’il pourrait l’aider.
Furieux, il présume que sa parole ne sera d’aucun poids, comme si aucune valeur ne lui sera accordée : « Faut pas me prendre pour un perdreau de l'année m’dame Izzo ! »
Débat contradictoire
Je sais que mes tentatives pour le rassurer risquent de rester vaines, néanmoins je me lance : « Mais Monsieur D., rien n’est décrété à l’avance ! Ne croyez pas ça. Le magistrat vous entendra, ainsi que votre fils, il recevra vos arguments et appréciera la situation en fonction de l’ensemble des éléments en sa possession, il ne rendra sa décision qu’au terme du débat contradictoire. D’ailleurs vous pouvez être assisté d’un avocat, surtout si vous n’êtes pas d’accord avec ma proposition ! »
Poignée de main
Monsieur D. grommelle : « C’est pas que je suis pas d’accord, mais… quand même… et comment que je vais en prendre un d’avocat ! » Se levant, malgré le Covid, il me donne une franche poignée de main, que je n’ose décliner, probablement pour signifier que notre échange animé n’est la source d’aucune rancune. Il part, suivi par son garçon toujours silencieux.
La réaction de ce monsieur n’est pas isolée, beaucoup de parents pensent que le juge des enfants applique à la lettre les préconisations des travailleurs sociaux, nous accordant là un pouvoir et une influence que dans la réalité nous sommes loin d’avoir !
Décontenancée par la décision du juge...
Dans le cadre des mesures éducatives que j’exerce, Il m’est arrivé bien souvent de soutenir une orientation et de voir le juge des enfants en ordonner une toute autre. Parfois, j’ai piaffé d’incompréhension ou de colère, il m’est arrivé de ne pas approuver, d’être décontenancée, attristée, étonnée, mais dans le fond, j’ai toujours apprécié de ne pas être celle à qui revenait in fine l’autorité de la décision, et de ne pas endosser la responsabilité inhérente à celle-ci. Je n’aurais pas su être juge.
... qui est souverain
En fonction de la personnalité et de l'expérience de chacun, certains magistrats s’appuient beaucoup sur les rapports des services éducatifs et sont dans une relation de confiance avec les travailleurs sociaux missionnés de l’exercice des mesures d’AEMO, d’autres sont plus méfiants ou plus sceptiques. Chacun construit son réseau de partenaires privilégiés. Quoi qu’il en soit, seul le juge des enfants, souverain, prendra la décision qui motivera son jugement.
Retournement de situations
L’audience est un temps particulier de rencontre avec la famille qui révèle son lot d'inattendus, de surprises et d’émotions. Convaincue parfois de ce que serait la conclusion d’une audience, j’ai observé des retournements de situations inopinés qui en modifièrent l’épilogue. Ainsi imaginer qu’une décision serait déjà déterminée avant même le débat contradictoire est de mon point de vue, une pure fantasmagorie qui ferait fi de l’impartialité garantie par le droit.
Avis évolutif
Le code de procédure civile stipule, qu’au cours de l’audience dans le cadre de la protection de l’enfance, le juge peut entendre toute personne dont l’audition lui paraît utile. Il arrive très certainement que le magistrat ait une appréciation de la situation qui évolue en cours d’audience, les propos d’un parent, celui des enfants, les arguments d’un avocat, d’un psychologue, par exemple, pouvant modifier son point de vue et conduire à une évaluation différente.
Cérémonial
J’ai toujours été émue d’observer combien parfois, dans certaines familles, les gens se font beau pour rencontrer le magistrat. Les enfants ont des habits neufs, chacun est soigné, peigné, sur son trente et un. J’estime que c’est de bon augure, cela participe d’un cérémonial qui témoigne du sérieux de l’instant et de sa portée symbolique. Quand les familles arrivent avec une heure de retard en traînant des savates, que les enfants sont « craspouilles » ; à l’inverse, cela démontre une forme de carence et une méconnaissance des institutions au mieux, au pire une forme d’irrespect et de mépris de la justice.
Audiences tumultueuses
Il m’est arrivé d’assister à des audiences où le juge avait fait appel aux forces de l’ordre pour garantir la sécurité du débat, d’autres où un parent écroué était extrait de prison et démenotté juste le temps de la présence des enfants. J’ai participé à des audiences tumultueuses, pleines de cris, de larmes, et même de bagarres. J’ai le souvenir d’un avocat sonné par le coup reçu au menton, alors qu’il tentait de contenir sa cliente, ses dossiers ont volé dans une pluie de papiers à travers la pièce tandis que j’accrochais une chaise face à moi pour en faire un rempart.
Exfiltrée du Palais de justice
Un jour, une magistrate, craignant des représailles sur ma personne après un placement difficile, m’a exfiltrée de l’ancien palais de justice parisien, de l’île de la Cité, à travers des portes et des couloirs dérobés, me menant à une sortie secrète à l'opposé de celle où éventuellement le père en colère pouvait m’attendre. Si ces situations marquent une mémoire professionnelle, heureusement elles restent exceptionnelles, la plupart du temps, la majorité des audiences se déroulent sereinement, certaines sont même parfois joyeuses. Une mère nous avait offert, à ma collègue et moi, des boîtes de chocolats, fière de ses efforts et que le travail accompli aboutisse à une demande de main levée anticipée, c'est-à-dire avant même l’échéance de la mesure éducative.
Information préoccupante
En protection de l’enfance, le juge peut faire des audiences à différents moments de la mesure d’AEMO, en début et en fin de mesure classiquement, mais parfois aussi suite à une note d’incident, une nouvelle information préoccupante, une demande du service éducatif, ou si la famille déménage et change de juridiction par exemple.
Nouvelle audience
Il m’est arrivé de solliciter une audience en cours de mesure, face à l’absence de coopération des parents, ou suite à un entretien où un enfant évoquait des violences, ou encore pour envisager l'extension de la mesure éducative à un autre enfant de la fratrie ou débattre de nouvelles orientations en fonction de l’évolution de la dynamique familiale. Lorsque ces audiences se déroulent, elles sont le plus souvent très constructives, permettant dans la scène ouverte du débat contradictoire de débloquer certaines situations, de faire émerger des solutions oubliées et souvent de redynamiser le travail avec la famille.
Évolution négative
Aujourd’hui, je regrette de constater qu’elles sont de moins en moins nombreuses, obtenir une audience en cours de mesure, devient plus ardue. Les décisions se prennent parfois en l’absence des parents plutôt que d’être reportées et les échanges avec les magistrats se font à coups de notes d’informations et de demande de soit-transmis.
Fonction pénale et civile
L’activité du juge des enfants est caractérisée par l’originalité de sa fonction bivalente, à la fois pénale et civile, et dans la technicité particulière que requiert la diversité de ses actes (instruction, jugement criminel et correctionnel, application des peines, auditions, expertises, préparation des dossiers…) et j’en passe ! Le temps consacré à l’activité pénale s'accroît dans la plupart des tribunaux, et le volet civil de l’assistance éducative en pâtit indubitablement. Les magistrats sont débordés et leurs agendas n'ont pas l’élasticité d’un chewing-gum.
La spécificité du juge des enfants tient pourtant dans la nature de ce double regard – mineurs auteurs et mineurs victimes – privilégiant une approche globale et complémentaire, éducative, préventive et réparatrice de la justice des mineurs.
Place des juges grignotée
La départementalisation de la protection de l’enfance, et le renforcement de la primauté donnée aux mesures éducatives contractuelles, ont renforcé la tutelle des conseils départementaux grignotant, de fait, la singularité de la place des juges des enfants en matière de protection de l’enfance. Je le regrette faisant partie de celles et ceux qui pensent que la place de la décision judiciaire, incarnée par le magistrat en matière de protection de l’enfance, est tout à fait déterminante et qu’elle est d’autant plus efficace qu’elle intervient avant que les situations ne soient trop dégradées.
Plaidoirie de l'avocate
Le jour de l'audience, Monsieur D. est escorté de son avocate, la mère trop fatiguée est absente et Louis boude à l’écart. Quand son tour vient, l’avocate se lance dans un long plaidoyer... en faveur du renouvellement de la mesure éducative. Elle affirme que son client en mesure tout le bénéfice et qu’il est favorable à sa continuité. Je suis surprise.
« Porter mon point de vue »
La mesure renouvelée, en sortant Monsieur D., tout content, me dit : « Elle a bien parlé mon avocate hein ! » « Oui, oui, très bien, je partage tout à fait ce qu’elle a dit, mais j’avoue j’ai été un peu étonnée, pourquoi prendre une avocate si c’était pour soutenir les mêmes conclusions que celles de mon rapport ? » « Ben M’dame Izzo, c’est quand même pas vous qui alliez parler pour moi, l’avocate comme vous avez dit elle porte mon point de vue ! » Il me donne une tape bienveillante sur l’épaule et ajoute railleur : « Là c'était pareil que vous, mais la prochaine fois, hein, on sait pas ! »
Chacun sa voix
Voilà un monsieur qui s’est très joliment, avec sa gouaille sympathique, approprié la mesure éducative et qui a tout compris du débat contradictoire. Chacun la spécificité de sa place, chacun sa voix, qu’elle soit ou non au diapason des autres, que l’harmonie prenne ou que cela dissone, peu importe. Le juge rendra sa décision après avoir entendu chacun.
Carnet de bord : seconde saison !
L'automne dernier, nous ouvrions une rubrique hebdomadaire d'expression libre. L'objectif est de permettre à des professionnels de raconter le quotidien de leur pratique, de faire réfléchir, voire d'ouvrir des débats. Pendant huit mois, Dafna Mouchenik (aide à domicile), Eve Guillaume (Ehpad), Laura Izzo (protection de l'enfance) et Christel Prado (département et handicap) ont ouvert la voie avec des textes qui vous ont souvent captivé. Elles ont accepté – qu'elles en soient remerciées – de poursuivre l'aventure. Évidemment, au cours de cette année, de nouvelles têtes pourraient apparaître. En attendant, belle rentrée à nos quatre chroniqueuses !
Dernières chroniques publiées :
- Faire équipe... malgré tout, par Christel Prado
- Ehpad : le retour de la cantine maison, par Eve Guillaume
- Un remplacement qui se passe mal, par Dafna Mouchenik