"Quand un système est trop fractionné, plus personne n’est responsable des dysfonctionnements et plus personne ne détient le pouvoir sur les organisations pour apporter des solutions", analyse Jean-Luc Gautherot, ingénieur social, dans cette tribune libre* où il décortique les travers du système de protection de l'enfance français.
Dans une interview récente, Pierre Verdier indiquait à propos du système de protection de l’enfance : « On ne sait pas qui décide dans cette nébuleuse et personne n’est responsable ». Voyons en quoi cette politique décentralisée est aussi une politique déresponsabilisée.
Les systèmes intégrés
Il existe deux façons de structurer l’action sociale : les systèmes intégrés et les systèmes fractionnés. En matière de système intégré, les centres intégrés de services sociaux et sanitaires québécois (Cisss) font référence. Sur un territoire de proximité, une autorité unique (l’État) dirige toutes les organisations de tous les secteurs qui interviennent dans l’accompagnement de la personne et assume la responsabilité des résultats.
Les systèmes fractionnés
Quand un modèle est fractionné, des organisations différentes et autonomes assurent les différentes fonctions du système. C’est le cas de la France. Quand un système est trop fractionné, plus personne n’est responsable des dysfonctionnements et plus personne ne détient le pouvoir sur les organisations pour apporter des solutions.
Un système ingouvernable
La politique de protection de l’enfance est un système particulièrement fractionné, dont le contrôle finit par échapper à son créateur. Chaque acteur peut toujours légitimement renvoyer la responsabilité des dysfonctionnements à un autre acteur.
Quand on reproche au juge des enfants de placer des mineurs alors qu’il n’y a pas de place en Mecs [maisons d'enfants à caractère social], il renvoie la responsabilité sur le département. Quand on reproche à un département de ne pas financer suffisamment de places, il met en cause l’État qui baisse ses dotations.
Quand on fait porter la responsabilité des dysfonctionnements à l’État, il peut aisément répondre que la mise en œuvre de la protection de l’enfance revient aux départements.
Quand on reproche les effets des sorties sèches aux équipes des Mecs, ils peuvent légitimement indiquer que leur département refuse de financer les contrats jeunes majeurs.
L’État impuissant
C’est à l’État de réguler le système, direz-vous, il détient le pouvoir exécutif et législatif pour élaborer des lois et des règlements qui s’appliquent de fait à tout le monde. Pas si simple.
Le projet pour l’enfant censé améliorer la fluidité des coopérations entre acteurs a été voté en 2007. Pourtant, quinze ans plus tard, de très nombreux départements ne l'ont toujours pas mis en place.
Un exécutif a beau être au pouvoir, il ne semble pas avoir le pouvoir de faire respecter l’intégralité des actions de régulation qu’il invente pour la protection de l’enfance. On peut dès lors penser qu’une partie des modifications prévues par la loi Taquet auront le même destin que le projet pour l’enfant.
La position légitime des conseils départementaux
On peut être tenté de faire peser la responsabilité du blocage des améliorations sur les conseils départementaux. Leur position est légitime. S’ils ne font pas, c’est souvent parce qu’ils n’ont pas les moyens de faire ou parce que ce qui est prévu est incohérent.
Le référentiel national d’évaluation du danger des mineurs, commandé à la Haute autorité de santé (HAS) par l’État, est un bon exemple de commande impossible. Cet outil d’évaluation est une merveille de précision, de rigueur et de globalité : 13 documents pour un total de 369 pages.
Une responsable d’un conseil départemental me disait récemment à propos de sa mise en œuvre concrète : « Il va falloir sortir le carnet de chèques » ; bien consciente que les moyens financiers et humains dont elle dispose ne pourront jamais suffire pour être à la hauteur des exigences de l’outil.
Dans son récent webinaire consacré à la loi Taquet, Le Media social faisait intervenir des experts qui pointaient les incohérences de certains articles. Conclusion du webinaire « Une loi difficilement applicable sur le terrain ».
Face au constat des effets négatifs du fractionnement du système, deux options semblent être envisagées.
La recentralisation
La recentralisation de la protection de l’enfance, également dans les tuyaux pour le RSA, est parfois évoquée. En janvier 2022, le sénateur Xavier Iacovelli a fait une proposition de loi dans ce sens.
En reprenant la main, l’État retrouverait une plus grande capacité à réguler le système. Le jeu de ping-pong de la responsabilité des problèmes entre département et État ne serait plus possible.
Maintien du fractionnement et renforcement du pouvoir de l’État
Le second scénario, plus probable, est celui d’un maintien du système fractionné, mais avec un renforcement du pouvoir effectif de l’État sur les acteurs.
D’abord, sur les conseils départementaux par le biais des contractualisations qui placent ces derniers en position d’opérateurs de l’État, soumis à des indicateurs de résultats contre finances.
Puis sur les associations gestionnaires par le biais de la loi Taquet qui impose des contraintes supplémentaires, en particulier pour lutter contre les maltraitances institutionnelles.
Et enfin, sur le système global avec la création du GIP France enfance protégée qui préfigure ce qui demain pourrait s’apparenter à une agence de pilotage du secteur sur le modèle de la CNSA [Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie].
Pour savoir si le renforcement du pouvoir de l’État fonctionnera, il suffira de regarder si les mesures de la loi Taquet sont effectivement appliquées sur le terrain et comment. Si ce n’est pas le cas, on pourra toujours dire que c’est à cause des départements, qui répondront que c’est la faute de l’État.
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