Les départements doivent-ils rendre à l'État la responsabilité de l'aide sociale à l'enfance ? L'urgence est plutôt que "que chacun joue mieux sa partition", répondent dans une tribune* au Media social Jean-Pierre Rosenczveig, ancien président du tribunal pour enfants de Bobigny, et Maxime Zennou, directeur général du Groupe SOS jeunesse.
La protection de l’enfance est en crise. Les conseils départementaux sont pointés du doigt pour avoir failli à la mission qui leur a été confiée en 1984. On entend qu’il faudrait peut-être la replacer sous le giron de l’État. L’État lui-même se voit reprocher d’avoir abandonné les départements à leur sort. Notamment, il les a fragilisés en niant trop longtemps sa légitimité dans l’accueil des mineurs non accompagnés venus de l’étranger, avant d’accepter d’entendre qu’il avait une part de responsabilité, quitte à l’assumer toujours du bout des lèvres, en tout cas pas à la hauteur des dépenses engendrées.
Sans nier un instant tout ce qui se fait de positif au quotidien pour nombre des 370 000 enfants et jeunes majeurs suivis et leurs parents, l’acuité récente de difficultés souvent récurrentes fait que la crise est aujourd’hui avérée. Il manque des places. Il manque des professionnels. Il manque de l’argent.
Se donner bonne conscience
La gravité de la situation appelle à des mesures apparemment fortes, au risque de se contenter de se donner bonne conscience en passant à côté des problèmes plus structurels, qui appellent à des réponses en profondeur inscrites dans le temps, quitte à gérer l’urgence pour permettre que les dispositions avancées produisent réellement leurs effets.
Recentraliser, pour laisser l’État reprendre la main, paraît ainsi bien hasardeux, coûteux et surtout bien long, trop long.
Quitte à parler d’échec de la décentralisation en dénonçant aujourd’hui les disparités des politiques menées sur les territoires, on se doit de revisiter l’histoire pour rappeler pourquoi un basculement a été opéré en 1984. On s’interrogeait déjà sur l’inadéquation de réponses sociales décidées unilatéralement depuis Paris, sans être nécessairement adaptées aux besoins des territoires. Plus grave, nombre d’élus territoriaux qui s’estimaient concernés, étaient incapables d’avoir prise sur ce qui devait se faire chez eux.
En d’autres termes, la décentralisation appelait à des politiques publiques adaptées, donc disparates, sous l’autorité des élus locaux que devait corriger l’État par ses injonctions nationales – la loi – et par son implication pour redresser des manquements majeurs. La disparité territoriale n’était pas un défaut, mais au contraire une démarche indispensable pour permettre à chacun d’accéder à ses droits. L’inégalité des politiques au nom de l’équité !
Le rôle correctif de l'État
Où est donc l’erreur ? Si des efforts évidents, certes variables selon les sensibilités politiques et les compétences techniques, ont été développés par la plupart des conseils départementaux, force est de constater que l’État n’a pas tenu sa part. Il a oublié, encore jusqu’à peu, le volet du contrat qui le concernait : tenir son rôle correctif. Il s’en est tenu, jusqu’à peu, pour déchargé.
Il a ainsi négligé de gérer à la hauteur exigée ses compétences propres comme le service social scolaire, la santé scolaire, la psychiatrie infantile ou les réponses aux handicaps. Dès lors comment, ayant fait le peu qui lui revenait, peut-on envisager demain qu’il assume l’entièreté de la mission ?
Les préfets n’ont plus les moyens humains, ni l’expertise pour se substituer aux missions transférées aux départements qui font comme ils peuvent et parfois comme ils veulent. Il conviendrait de reconstruire tout un dispositif administratif autour du préfet. Ce qui impliquera plus de temps et d’énergie que de voter un simple article de loi.
Avant de se lancer dans une nouvelle aventure de déconstruction-construction dont on sait d’expérience qu’elle peut détruire des dynamiques extraordinaires délicates – cf comment le service social intégré de l’enfance des années 80 a pâti de la décentralisation – il faut donc réfléchir à deux fois et être plus fin dans l’approche.
Un statu quo impossible
Une chose au moins est assurée : le statu quo est impossible. Les disparités majeures persistent sur les territoires quant à l’accès aux besoins premiers, les moyens manquent et les « trous dans la raquette » se multiplient avec ses « incidents » et des drames au risque de faire régulièrement la couverture de médias en quête de sujets à forte charge émotionnelle.
Admettons déjà que cette fonction régalienne peut être mise en œuvre, sous l’égide de l’État, par la puissance publique territoriale, avec le soutien proactif du secteur associatif, quitte à préciser les compétences de chacun, à nouer des échanges, à permettre des dialectiques et des recours pour garantir à tous les enfants et chacun le respect de ses droits.
La réponse à la crise ne passe pas nécessairement par une réforme institutionnelle fondamentale, mais par le fait que chacun joue mieux sa partition.
Un focus particulier sur les Outre-Mer s’impose. Ces territoires sont en grande souffrance et traînent encore, avec leurs spécificités économiques sociales, culturelles, un retard parfois abyssal dans la marche vers l’égalité des droits et le respect des dispositions de la Convention internationale des droits de l’enfant. Comment répondre à leurs spécificités dans le cadre de la République ?
Certains réclament des États généraux et/ou un plan Marshal, c’est-à-dire une réponse exceptionnelle dans sa vigueur au regard d’une situation hors normes. Pourquoi pas ! Mais cela semble bien long quand il faudrait déjà un plan d’action en urgence.
Étranglement financier et crise des métiers
Deux priorités majeures émergent qui font consensus
Il convient déjà que l’État renfloue les finances dédiées des départements et desserre l’étranglement de certains conseils départementaux, dont huit se disent en situation de ne plus pouvoir assumer les dépenses engagées. Dans le même temps, il faut sécuriser financièrement les associations habilitées sans lesquelles la puissance publique d’État et territoriale serait nue, privée de tout moyen d’action au quotidien.
Tout aussi urgemment, il faut gérer la crise qui traverse les métiers du social. Trop d'équipes sont en souffrance. Les travailleurs sociaux et autres professionnels manquent en nombre. Ainsi 25 % des postes de prévention spécialisée sont vacants, les assistantes familiales partent et ne peuvent pas être remplacées, les instituts de formation peinent à recruter, baissent le niveau d’exigence, et un quart des candidats renoncent au bout d’un an.
Il faut maintenir les professionnels présents à travers la création d'une Réserve de la protection de l'enfance, qui offre – sur une base contractuelle – à ceux qui pourraient partir, de rester en poste jusqu'à ce que d’ici cinq ans de nouvelles vagues arrivent. Pour attirer de nouvelles compétences, il faut plus que jamais développer la formation contractualisée sur le terrain.
Encore doit-on redonner de l'envie, valoriser les missions, mettre en exergue les réussites, avec pour enjeu non pas seulement de trouver des professionnels, mais des citoyens engagés ; la protection de l'enfance étant plus qu’un métier, une fonction qui exige une implication forte auprès des autres et une capacité d’interpellation de la société. On appelle de longue date à ce message fort, quand les pouvoirs publics multiplient encore les impairs révélateurs, notamment après les efforts consentis lors des confinements.
Ces deux conditions réunies on pourra retrouver un fonctionnement plus serein et envisager lucidement des mutations institutionnelles qui s’imposent.
S'engager sur les sujets prioritaires
Il importera alors de rappeler à droit constant le périmètre irréfragable des missions transférées par l’État. Il conviendra plus que jamais de prévoir en contrepartie des financements complémentaires au regard des spécificités territoriales, un dispositif de contrôle renforcé et des moyens en expertise pour accompagner les équipes départementales en tension au regard des objectifs nationaux.
On pourra alors porter une politique publique de l’enfance qui s’engage mieux sur les sujets prioritaires : violences notamment sexuelles, accès aux soins et à l‘éducation, enfants porteurs de handicap, mineurs isolés étrangers, entrées et sorties des dispositifs de protection, prise en compte réelle des parcours de vie par-delà les interventions ponctuelles et le seuil des 21 ans qui n’a plus de signification sociologique, etc. De gros chantiers.
Pour autant les pouvoirs publics ne seront pas quittes de leurs responsabilités : l’enjeu n’est pas seulement de mieux répondre aux enfants en danger, mais de veiller à ce que moins d’enfants demain le soient !
Jean-Pierre Rosenczveig, ancien président du tribunal pour enfants de Bobigny, membre du bureau du Conseil national de la protection de l'enfance
Maxime Zennou, directeur général du Groupe SOS jeunesse, délégué territorial aux Outre-Mer
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