Dans les établissements sanitaires et médico-sociaux, et singulièrement dans les Ehpad, la perspective d'une légalisation de l'aide active à mourir soulève de nombreuses inquiétudes chez les professionnels, comme l'explique Marie-Odile Vincent, directrice de l'Ehpad Jacques Bonvoisin.
Cette note* livre les inquiétudes « terrain » de l’équipe de l’Ehpad Jacques Bonvoisin, un établissement dieppois de la Fondation Partage & Vie, et de sa directrice, dans la perspective d’une nouvelle loi qui autoriserait l’euthanasie et le suicide assisté.
Rapport complexifié entre équipes et familles
Nous craignons que le rapport entre proches et équipes soit considérablement modifié avec des familles impatientes de tourner la page.
J’ai en tête un mari de résidente qui nous a rappelé qu’il ne souhaitait pas d’acharnement thérapeutique quand sa femme a eu le Covid alors qu’elle n’avait que de très faibles symptômes. Nous savions par ailleurs qu’il devait vendre la maison parce que le paiement de l’Ehpad commençait à lui poser problème et qu’il n’avait pas le droit à l’aide sociale.
Ces familles sont rares, mais elles existent. Au nom d’une désignation en tant que personne de confiance ou d’une habilitation familiale, il y a fort à craindre qu’elles exigeront de notre part des actes visant la mort de leur proche, quand bien même leur situation ne serait pas en adéquation avec celles définies par la loi.
Il nous faudra repréciser et expliquer sans être compris. L’insatisfaction des familles générera des plaintes et des reproches aux équipes. Et la responsabilité de fins de vie s’éternisant sera rejetée sur les établissements.
Celui qui accompagne doit activement se taire
C’est un tour de force de laisser le résident acteur de sa fin de vie et d’entendre ce qu’il exprime même quand il ne parle plus. Cela nécessite de savoir l’écouter, de lui permettre de signifier d’un geste, d’une expression de visage ou d’un mot ce qui est important pour lui, et de ne pas considérer son affaiblissement comme une raison de décider pour lui. Celui qui accompagne doit activement se taire et oublier ce qu’il souhaite pour l’autre.
L’entourage, aussi proche soit-il, et même s’il prétend le contraire, n’a aucun moyen de savoir ce que vit réellement une personne âgée aux troubles cognitifs prégnants.
Nous entendons cependant souvent : « Elle n’aurait jamais voulu finir comme cela. Elle a toujours dit que si elle avait Alzheimer, elle se tuerait. » Or les personnes souffrant de troubles cognitifs majeurs ne cherchent pas à se tuer.
Plus la maladie avance, moins les équipes et la famille sont en mesure d’évaluer la souffrance psychique. Ce que l’on sait en revanche, c’est à quel point la maladie d’Alzheimer éprouve la famille qui ne « reconnaît » plus son proche.
Tensions RH
Dans un contexte où médecins coordonnateurs, infirmiers et aides-soignants sont difficiles à recruter et difficiles à fidéliser, quels risques courons-nous à faire peser sur eux l’application d’une loi qui viendra heurter leur serment, leurs valeurs, leurs convictions (humaines, religieuses…) ?
Une discussion entre infirmiers/ères au sein de Jacques Bonvoisin a déjà conclu qu’ils ne mettraient pas en œuvre une prescription qui irait dans le sens d’aider activement la fin d’une vie. Cela irait à l’encontre de leurs valeurs, ces mêmes valeurs qui leur donnent la force et l’envie de soigner, chaque jour.
Le risque de désertion de nos soignants, alors que les tensions RH compliquent déjà l’organisation et la qualité des soins dans beaucoup d’établissements, sera-t-il pris en compte ?
Quid du soignant seul chez lui le soir
Il convient aussi de se demander comment la charge émotionnelle des professionnels sera prise en compte. Lorsque ces derniers se retrouveront seuls le soir, sans leurs collègues, avec le souvenir de la mort donnée dans la journée, comment géreront-ils émotions, culpabilité, voire remords ? Nous demandons déjà beaucoup aux soignantes en termes de gestion d’émotion. Qu’est-ce qui aura été pensé en amont pour les soutenir ?
Et surtout : les résidents nous feront-ils encore confiance ?
Les personnes âgées en établissement sont très attentives aux soins apportés par l’équipe, lors d’une fin de vie. Cela les rassure très certainement sur la façon dont ils seront entourés à leur tour, le moment venu. Parce qu’ils nous perçoivent comme humainement fiables, ils nous font confiance.
Or, si la loi veut nous forcer à euthanasier une personne qui n’est plus à même de s’exprimer, alors même qu’elle n’a jamais évoqué, ni écrit une telle demande, mais que la famille nous y contraint, comment les résidents qui nous observent percevront-ils notre fiabilité ? Ne commenceront-ils pas à douter de nous et à craindre pour eux ?
Marie-Odile Vincent est l'auteure de l'ouvrage Fin de vie en Ehpad, parlons-en , éditions Le Coudrier.
* Cette contribution a été lue dans le cadre d'un débat organisé, le 28 juin, par le Cercle vulnérabilités et société. Les tribunes libres sont rédigées sous la responsabilité de leurs auteurs et n'engagent pas la rédaction du Media Social.