Alors que l'hypothèse d'un nouveau confinement se précise pour contrer l'épidémie de Covid-19, nous avons rendu visite, mi-octobre, à un Ehpad durement touché au printemps dernier, en Haute-Savoie. Présentation avec un directeur combatif.
« Nous avons été les grands oubliés du système français. Nous ne sommes pas des établissements sanitaires mais il nous a fallu gérer une épidémie avec des protocoles médicaux. »
Le 15 mai dernier, s'exprimait ainsi – dans notre article Les directeurs d'Ehpad, après la (première) bataille – Eric Lacoudre, directeur de deux établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) en Haute-Savoie. Avec ses équipes, il a en effet dû affronter un ennemi invisible qui a laissé une cinquantaine de morts sur ce champ de bataille.
Des peurs, des regrets, de la tristesse ?
Cinq mois plus tard, nous sommes allés à l'Ehpad « Le Verger des Coudry », à Cervens près de Thonon-les-Bains, pour rencontrer les acteurs qui y interviennent : les soignants, la direction, les résidents mais aussi les familles. Avec plusieurs questions en tête : comment ont-ils vécu, de façon personnelle, ce moment inédit ? En gardent-ils des peurs, des regrets, de la tristesse ? Comment voient-ils demain ?
Une ancienne boîte de nuit
Drôle de lieu pour une rencontre. Dans les années 70, à la sortie du village savoyard, se trouvait en effet un hôtel-bar, devenu par la suite... une boîte de nuit, avant d'être transformé en maison de repos d'une vingtaine de lits jusqu'à être, enfin, repris en 2003 par l'association gestionnaire Odélia, qui y a monté un projet d'extension pour en faire un Ehpad.
C'est donc Éric Lacoudre qui gère cet établissement, avec son adjoint, Laurent Gueguiner, ainsi qu'un autre tout proche d'Annecy, sur la commune de Sillingy.
Direction de deux Ehpad
Le directeur a un parcours singulier puisqu'il a longtemps travaillé pour le voyagiste Nouvelles frontières, avant de se reconvertir dans la gestion d'Ehpad. Après un passage par le secteur lucratif, il quitte la région parisienne pour prendre la direction des deux Ehpad haut-savoyards.
Depuis plus de six ans, il ne s'y est jamais ennuyé, et il mise toujours sur l'action collective : il est correspondant départemental de l'Association des directeurs au service des personnes âgées (AD-PA).
Double peine
Il a aussi toujours eu pour ligne de conduite de mettre au grand jour les difficultés rencontrées. Or, dans cette région frontalière, c'est double peine pour ce qui est des recrutements.
Aux difficultés structurelles du secteur, s'ajoute en effet la très grande proximité avec la Suisse qui attire les professionnels avec des salaires deux à trois fois supérieurs. « Pour cette raison, explique Éric Lacoudre, il y a environ 300 lits d'Ehpad vides en Haute-Savoie. »
Appels à l'aide
En 2017, déjà, il lance un appel à l'aide en direction des familles : entre Noël et le jour de l'An, le personnel n'est pas suffisant pour faire tourner l'établissement. « Les familles ont répondu présentes », se félicite le directeur.
Deux ans plus tard, pendant les vacances d'été, nouvelle alerte. Cette fois, il sollicite des professionnels volontaires pour venir renforcer les équipes, via la page Facebook de l'Ehpad de Sillingy. Gros succès avec une cinquantaine de candidatures. (lire notre article)
Tout commence le 9 mars
Le 9 mars dernier, un premier résident de l'établissement est contaminé par le coronavirus et hospitalisé, sans doute à cause d'un cluster dans la ville voisine. Il décède le lendemain. Mais « nous n'avions pas attendu ce premier décès [pour agir] puisque, dès le 5 mars, nous avions confiné l'établissement de Sillingy », souligne le directeur. Quinze jours plus tard, la région du Chablais – où se trouve l'Ehpad de Cervens – est touché à son tour.
La moitié du personnel out
Démarrent alors trois semaines folles où il faut faire feu de tout bois : se procurer des masques et du matériel de protection (par le biais de la solidarité locale avant les livraisons par l'ARS... en mai), trouver des remplaçants pour les salariés infectés. « En une semaine, nous avions la moitié du personnel en moins, se souvient Eric Lacoudre. Nous avons fait appel à la réserve sanitaire nationale qui nous a envoyé, du 15 au 30 mars, dix aides-soignantes et une psychologue. Et en avril, certains salariés qui avaient été arrêtés sont revenus travailler. »
Le directeur lance cependant un nouvel appel au bénévolat. « Cela a fonctionné pour les deux établissements, même s'il fallait répondre à un appel téléphonique toutes les deux minutes. Des bénévoles sont venus pour sortir les résidents de leur chambre ; des infirmières libérales ont également répondu présentes. »
Une feuille d'informations
Dès le début de la crise, il opte pour la transparence de l'information. « On est là pour prendre des initiatives, assure-t-il. Les gens ont droit à la vérité. » Dans les deux sites, il instaure le principe d'une feuille d'informations envoyée aux familles et affichée dans l'établissement.
Des morts fulgurantes
Le 23 mars, à l'Ehpad « Le Verger des Coudry », on peut y lire : « A ce jour, nous faisons partie des premiers établissements impactés en France et, malheureusement, d'autres vont suivre. Nous estimons qu'il est de notre devoir de partager notre expérience qui pourra peut-être aider les établissements dans le combat qu'ils mèneront à leur tour. »
Le 8 avril : « La semaine dernière [...], nous avons perdu plusieurs résidents dans un laps de temps très court et de manière parfois très rapide, voire fulgurante. En l'absence de cas confirmés, nous ne disposions pas de masques, ce qui est très certainement un élément accélérateur ayant permis au virus de se répandre largement au sein de l'établissement. » Les familles le disent, ce lien entre l'intérieur et l'extérieur a été essentiel pour tenir pendant ces dures semaines.
Une mission de MSF
La période a été très riche en innovations de tout genre. « A un moment, nous nous sommes demandé si tous nos résidents allaient mourir, confie Éric Lacoudre. Nous nous sommes p osé des questions : est-ce qu'on faisait bien ? Une équipe de Médecins sans frontières est donc venue quelques jours à Cervens, pour analyser notre pratique. Leur conclusion a été rassurante : à 98 %, nous étions bons. Là où on devait progresser, c'était dans l'entretien de la salle de repos. » Des pompiers bénévoles sont également intervenus pour aider à vider les chambres.
Une cérémonie et un incendie
Les mois se sont écoulés ; tout le monde a tenté de cicatriser ses plaies ; un large hommage aux résidents décédésa été organisé, fin juin, avec les familles, les salariés, les résidents, en présence de personnalités comme le maire. La vie a repris son cours ; de nouveaux résidents sont arrivés petit à petit, sortant souvent des hôpitaux. Les interdictions de visite se sont muées en visites contrôlées, avant d'être totalement libérées. Les sorties temporaires ont été autorisées.
Mais, comme si la crise sanitaire ne suffisait pas, l'Ehpad de Sillingy a brûlé en août. Pas de blessé et les 78 résidents relogés en quelques heures (en raison du nombre élevé de lits disponibles dans le département. Sur le plan financier, l'association gestionnaire a distribué aux salariés une prime de 1 000 € (qui s'ajoute aux 1 500 € de l'Etat).
Une personnalité médiatique
Que retenir de cette phase hors du commun ? Deux points positifs, selon Éric Lacoudre : « Le regard sur les Ehpad a changé. "L'Ehpad bashing", c'est terminé ! D'autre part, on a changé notre communication en direction des familles. On s'adresse directement à elles ».
Malgré les progrès réalisés, il constate le manque de publicité autour des métiers du soin. « Il faudrait une personnalité médiatique qui incarne les Ehpad », estime-t-il.
Les Ehpad jamais sortis du Covid
Et pour ce qui est d'une éventuelle deuxième vague ? Fin octobre, la Haute-Savoie résiste encore au retour du virus. Pour combien de temps ? « Un médecin responsable d'une filière gérontologique nous disait récemment : "la différence avec les hôpitaux, c'est que les Ehpad ne sont jamais sortis totalement du Covid". Nous n'avons pas connu de vrai break. Donc, pour répondre à votre question, je pense qu'on ne pourra pas faire face, mais qu'on le fera quand même. »