Le suicide de la jeune Dinah a ému toute la France. Éducatrice en milieu ouvert, Laura Izzo revient longuement sur cette question qui reste taboue dans notre société. La mise en place, le 1er octobre, d'un numéro national – le 31 14 – ouvre-t-elle la voie à une prise de conscience et des moyens d'action ?
Il y a peu, des collègues de l’antenne d’AEMO où je travaille ont été confrontés au suicide d’une toute jeune fille de douze ans. Récemment de nouvelles mesures d’assistance éducative nous parviennent avec des situations très préoccupantes d’adolescents, le plus souvent, mais parfois aussi d’enfants plus jeunes, ayant tenté de mettre fin à leurs jours ou adoptant des comportements à risques suicidaires. Moi-même, je me suis alarmée en juin dernier après qu’une adolescente de 15 ans a confié à l’infirmière de son collège les scénarios suicidaires qui la taraudaient.
Suicides dans la protection de l'enfance
Un éducateur d’une association strasbourgeoise de protection de l’enfance s’est suicidé en mars dernier ; quelques mois plus tôt, une adolescente en faveur de laquelle il exerçait une mesure d’évaluation s’était donné la mort. Ceci n’est pas sans entrer en résonance avec le suicide d’un autre éducateur en novembre 2011, là aussi dans une association de protection de l’enfance, à Dunkerque, cette fois. Un rapport de l’observatoire national du suicide, publié en juin 2020, dévoilait que l’action sociale est un des secteurs où le taux de mortalité par suicide est le plus important. La protection de l’enfance est-elle particulièrement touchée par cette tragédie, publics et professionnels confondus ?
Deuxième cause de mortalité des jeunes
Le 10 septembre, beaucoup l’ignorent, était la journée mondiale de prévention du suicide. Le taux de mortalité par suicide à travers le monde est effarant, plus de 800 000 personnes se suicident chaque année et il est la deuxième cause de mortalité des jeunes de 15 à 29 ans. Avec 8 500 décès chaque année et 200 000 tentatives, la France est l'un des pays d'Europe où le taux de suicide est le plus élevé. Près de 5 % de la population a pensé à passer à l'acte au cours des douze derniers mois, selon Santé publique France et ces chiffres sont ceux d’avant la crise sanitaire qui, on le sait, a aggravé le nombre de personnes confrontées à une détresse psychique.
Effraction de la violence
Pourtant, du suicide, nous ne parlons pas. Le tabou reste puissant et inocule son poison. Tant pour les personnes habitées par un désir de mort que pour celles qui seront confrontées au deuil après un suicide. Le suicide pour ceux qui demeurent est un abîme de mystère.
Je repense au témoignage d’une mère entendue, il y a peu, dans une rare émission traitant du sujet ; elle racontait que sa fille adolescente était là, à parler avec eux, en famille, un dimanche après-midi, pour ensuite monter tranquillement dans sa chambre et se pendre. C’est comme s’il n’y avait aucune rupture entre l’instant et le suivant et cette linéarité du temps résonnait tel l’écho du cataclysme, l’effraction de la violence.
Dimension traumatique
La mort d’un enfant dans nos sociétés modernes est toujours une violence qui transgresse l’ordre généalogique de la vie et de la mort. Mais le suicide est plus effroyable encore car il revêt une dimension traumatique particulière et affecte profondément pour les survivants le regard qu’ils portent sur eux-mêmes et sur l’existence.
Pouvoir divin de la vie et la mort
Récemment, une adolescente me confiait que suite aux propos suicidaires qu’elle avait tenus, son père l’avait « engueulée », lui expliquant que le suicide est un péché. Le poids de la religion, qui considérait – jusqu'à il y a peu encore – les suicidés comme condamnés aux enfers car s’étant octroyés le pouvoir divin de la vie et de la mort, reste bien présent.
Chant 13 de l'Enfer
Dante situe les suicidés dans le deuxième giron du septième cercle de l’enfer, où sont châtiés ceux qui furent violents contre eux-mêmes. Le chant 13 de l’Enfer donne voix à l’âme des suicidés emprisonnés dans des arbres où les harpies font leur nid et dont elles dévorent le feuillage. Ce père inquiet pensait certainement bien faire et dissuader ainsi sa fille de tout passage à l’acte.
Parents désarmés
L’idée même d’entendre son enfant exprimer un désir de mourir est parfois tellement angoissante qu’elle peut susciter des réactions déroutantes. Et ce d’autant plus que la prévention au geste suicidaire n’étant que peu assumée par la société ou par les médias, les parents généralement ne disposent d’aucune information sur la gestion d’une crise suicidaire. Ils se retrouvent seuls, désarmés, ne sachant comment réagir. Les causes d’un suicide sont souvent complexes, multifactorielles et restent parfois indéterminées. Néanmoins, il est probable qu’un accueil et une écoute précoce des pensées suicidaires, associés à une meilleure prise en charge thérapeutique, permettent dans certains cas d’éviter les passages à l’acte et augmentent les chances de survie.
31 14 : numéro national de prévention du suicide
C’est donc à bas bruits que le 1er octobre est entré en vigueur, le 31 14, numéro national de prévention du suicide. Porté par l’article 31 du Ségur de la santé, ce nouveau numéro gratuit est dédié aux personnes ayant des idées suicidaires, mais aussi à leurs proches et à celles endeuillées par un suicide. Cette ligne d'appel devrait permettre d’améliorer la prise en charge des personnes en proie à des pensées suicidaires et garantir un accès plus rapide vers les dispositifs de soins et d’aide psychologique grâce notamment à un partenariat soutenu avec le Samu.
Diverses associations proposaient déjà un accueil et une écoute téléphonique, c’est le cas par exemple de SOS amitié, membre de l’union nationale pour la prévention du suicide, qui garantit depuis les années 1960 une écoute anonyme et confidentielle 24h sur 24h et 7 jours sur 7.
Prendre la mesure du silence et des non-dits
Si cette initiative gouvernementale est un pas louable, il n’est pas certain que cela suffise. Collectivement, il faut prendre la mesure du silence, des non-dits et de l’opprobre social sur le suicide pour que nous puissions mieux le prévenir, mais aussi pour qu’émergent dans notre société, indépendamment des services dédiés, des attitudes et des soutiens adaptés tant aux personnes suicidaires qu’aux parents, frères, sœurs, proches endeuillés après un suicide.
Procès contre le suicidé
Le travail se fera probablement sur du long terme : n’oublions pas qu’en France, bien que trépassé, le suicidé a longtemps été condamné à titre posthume à la peine de mort, un procès était fait en présence parfois du cadavre à qui toute sépulture était refusée. La dépouille d’un suicidé était exposée à l’humiliation, parfois traînée à travers les rues avant d’être brûlée ou jetée. La famille voyait tous ses biens confisqués. Il a fallu attendre 1810, et le Code pénal napoléonien, pour que le suicide en tant qu’ « homicide volontaire » échappe désormais à la loi pénale.
Condamnation sociale
L’inconscient collectif garde la mémoire de son histoire. Et si aujourd’hui le regard porté sur le suicide s’est médicalisé, considérant la personne suicidaire non plus comme une criminelle mais en détresse, la condamnation sociale, tacite, le plus souvent inconsciente, perdure, entravant la qualité de l’aide que nous pourrions apporter ou espérer, c’est selon.
La protection de l’enfance est assez peu formée aux réponses adaptées à la gestion d’une crise suicidaire, ou des comportements à risques suicidaires chez les adolescents notamment. Ainsi, un adolescent peut confier ses pensées suicidaires, mais solliciter de l’adulte, auquel il parle, « le secret ».
Dynamique de secret
La Haute autorité de santé préconise, dans son guide des bonnes pratiques, d’être vigilant à ne pas se laisser happer par une dynamique de « secret » qui empêcherait de donner l’alerte et de mettre en place un réseau pluridisciplinaire de soutien. De même, il est conseillé de parler clairement des pensées suicidaires, de dépasser le tabou qui muselle la parole à ce sujet, ou qui produit des paraphrases sans jamais oser nommer ce dont il est véritablement question.
Listes d'attente
Mais ce que ce rapport ne précise pas, ce sont les listes d’attente qui s’étirent sur des mois et des mois pour avoir un premier rendez-vous dans un CMP. C’est l’état de déliquescence de la psychiatrie, le manque de médecins, de structures de soin, de lits d'hôpital ! Je me suis déjà exprimé plus d’une fois à ce sujet.
Dangereuses germinations
Les éducateurs doivent faire avec ce manque de dispositifs et gérer l’injonction paradoxale : protéger sans les moyens pour le faire. Ceci n’est pas sans lien avec la souffrance au travail croissante des salariés du secteur de la protection de l'enfance, la perte qualitative de l’accompagnement humain et celle du sens de l’action. À ceci s'ajoutent des situations éducatives de plus en plus complexes et dégradées dans un contexte où les fragilités psychiques et la détresse psychologique sont exponentielles. Il semble bien que nous ayons là un sombre terreau, propice à de dangereuses germinations.
Unis dans la désespérance
La protection de l’enfance a besoin de réponse, et la souffrance est partagée tant par les salariés que par les usagers, plus que jamais unis dans la désespérance générée par l’absence de moyens structurels et humains, l’absence de reconnaissance, de valorisation, le manque de personnel, de temps et de considération politique.
Carnet de bord : deuxième saison
À l'automne 2020, nous ouvrions une rubrique hebdomadaire d'expression libre*. L'objectif est de permettre à des professionnels de raconter le quotidien de leur pratique, de faire réfléchir, voire d'ouvrir des débats. Pendant huit mois, Dafna Mouchenik (aide à domicile), Ève Guillaume (Ehpad), Laura Izzo (protection de l'enfance) et Christel Prado (département et handicap) ont ouvert la voie avec des textes qui vous ont souvent captivés. Elles ont accepté – qu'elles en soient remerciées – de poursuivre l'aventure. Évidemment, cette année ou la prochaine, de nouvelles plumes pourraient les rejoindre. Si ça vous dit, contactez-nous.
* Les propos tenus par les professionnels dans le cadre de ce « Carnet de bord » n'engagent pas la rédaction du Media Social.
Dernières chroniques :
- Handicap : stop aux incantations sur l'inclusion !, par Christel Prado
- Un Ehpad ouvert à la psychiatrie vieillissante, par Ève Guillaume
- Madame « je n'ai besoin de rien » fait de la résistance, par Dafna Mouchenik
À l'occasion des deux ans du Media social, nous avons interviewé Laura Izzo sur les raisons de sa participation au carnet de bord. Voir vidéo ci-dessous.