Dans cette tribune libre*, Jean-Luc Gautherot, ingénieur social, revient sur la lutte sémantique qui se joue aujourd'hui en France autour des concepts d'inclusion et de société inclusive. Un flou parfois utilisé par les opposants à la désinstitutionnalisation.
Aujourd’hui, deux camps s'affrontent. Celui de la conversion des établissements en plateformes de services de proximité pour une vie en milieu ordinaire, et celui de la défense des établissements au nom de la protection.
Voyons comment chaque camp se livre une lutte sémantique autour des concepts de société inclusive et d’inclusion et comment les défenseurs des établissements utilisent la tactique de détournement. Ils reprennent les concepts du camp opposé à leur compte et leur donnent un sens qui préserve les établissements.
Quand des pratiques deviennent illégitimes
Il arrive qu’à certaines époques, les pratiques d’un secteur soient rendues illégitimes par de nouvelles idées qui s’imposent dans la société. C'est par exemple le cas des pratiques de l’agriculture conventionnelle qui utilise des pesticides. Elles sont délégitimées par l’idée de développement durable.
Dans le travail social, le modèle de l’établissement – qui met les personnes à l'écart de la société ordinaire pour les protéger – est délégitimé par l’idée de société inclusive.
Le projet de désinstitutionnalisation qui en découle, c’est-à-dire la conversion des établissements en plateformes de services en milieu ordinaire pour s’adapter aux exigences de la société inclusive, fait consensus à l’ONU, au Conseil de l’Europe, à l’échelle de l’Union européenne et chez certains acteurs français.
Ces acteurs sont porteurs d’une version que je nommerais originelle de la société inclusive et de l'inclusion. Voyons les versions détournées des opposants à la désinstitutionnalisation.
Deux projets, deux définitions de l’inclusion
Acceptons que l’idée d’inclusion désigne un état, celui de la personne qui vit en milieu ordinaire : logement ordinaire, école ordinaire, entreprise ordinaire, lieu de soins ordinaire. Il existe deux manières de parvenir à ce résultat.
La première est celle qui correspond au fonctionnement historique du travail social français. Au terme d’un passage en établissement, la personne qui a été préparée accède au milieu ordinaire.
La seconde est celle qui est défendue par les partisans de la désinstitutionnalisation. La personne accède directement au milieu ordinaire, grâce à une plateforme de services de proximité qui propose des prestations dispensées auprès des acteurs du milieu ordinaire et de l’usager.
On le fait déjà !
C’est la première version du mot inclusion qui est défendue par les opposants à la désinstitutionnalisation et qui, me semble-t-il, est la plus répandue dans les têtes des professionnels. Ce qui leur fait dire que l’inclusion, « on le fait déjà ! ».
Le témoignage d’un professionnel publié sur la page Facebook du Media social, le 17 mars 2022, l’illustre à merveille : « On agite les drapeaux de l’inclusion alors que le travail est déjà fait depuis plus de 20 ans, mon cheval de bataille ça a toujours été l’inclusion ! »
Récemment dans un de mes cours, un étudiant, utilisant ce sens du mot inclusion, défendait devant ses camarades pas tous d’accord, qu’on pouvait faire de l’inclusion à la sortie des établissements donc sans désinstitutionnalisation et qu’ainsi, on respectait les attendus des politiques inclusives.
Ce détournement de la notion originelle de la notion d’inclusion permet de dire qu’on est d’accord avec cette nouvelle logique, tout en évitant de remettre en cause les établissements qu’on souhaite voir perdurer.
Le sens originel de la société inclusive
Une société est inclusive si elle respecte le principe de conception universelle qui prévoit qu’on ne réserve pas un traitement particulier aux personnes qui ne correspondent pas à la norme.
Tout ce qui est conçu par la société (produits, services, bâtiments, transports, communications) est alors préalablement pensé pour être accessible à toutes les particularités. Cette révolution est en marche dans tous les domaines de la société, et elle déborde très largement le seul secteur du travail social.
Les établissements du travail social ne respectent pas le principe de conception universelle. Ils réservent un traitement à part aux usagers du fait de leur particularité. En cela, ils sont incompatibles avec l’idée de société inclusive originelle.
Pour sauver leurs établissements, les opposants à la désinstitutionnalisation produisent en réaction une version de la société inclusive moins menaçante.
La société inclusive des opposants à la désinstitutionnalisation
Le détournement consiste à commencer par affirmer qu’on est pour la société inclusive. Difficile de dire qu’on est contre tant cette révolution sociétale est profonde. Mais on ajoute un ou deux mots après l’expression « société inclusive », pour laisser entendre qu’il ne s’agit pas du sens originel.
Il faut ensuite expliquer que dans cette société inclusive, les établissements ont toute leur place. Un détournement de l’idée originelle de société inclusive qui ne retient pas le principe de conception universelle comme critère discriminant.
On lit parfois que la définition de l'institution serait floue et que donc les établissements français ne seraient pas des institutions, donc pas concernés par la désinstitutionnalisation ; un détournement des critères originels clairs de la notion d’institution.
Les opposants théorisent l’idée d’une société inclusive avec inclusion raisonnée pour indiquer qu’ils sont prêts à faire des efforts pour l’accès au milieu ordinaire, mais sans en faire une règle et donc sans fermer les établissements.
Dans l’agriculture, avec la même tactique de détournement, on a théorisé l’agriculture raisonnée, pour indiquer qu’on veut bien limiter l’usage des pesticides, mais qu’on n’est pas prêt à les abandonner.
Une tactique légitime
La tactique de détournement ne doit pas être vue comme une astuce malhonnête. La science politique a maintes fois montré comment les problèmes publics font d’abord l’objet d’un travail de définition durant lequel ce type de tactique intervient. Elle doit plutôt servir de modèle d’analyse pour voir clair quand différentes visions en concurrence sont présentées avec les mêmes mots.
Les trois précédentes chroniques de l'auteur :
* Les tribunes libres sont rédigées sous la responsabilité de leurs auteurs et n'engagent pas la rédaction du Media Social.