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Tribune libre28 mars 2024
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Travail social : halte aux cocheurs de cases !

En période de pénurie de travailleurs sociaux et de difficultés en tout genre, perdre son temps à produire des documents qui ne servent qu’à cocher les cases d’un référentiel, sans modifier les pratiques, devient insupportable pour les professionnels, observe dans cette tribune libre*, Jean-Luc Gautherot, ingénieur social.

Le nombre de documents papier que les professionnels du monde du travail social doivent produire pour montrer patte blanche et ainsi pouvoir continuer à être financés continue son inexorable progression. Une bonne partie des travailleurs sociaux tendent à se transformer en cocheurs de cases.

Papiers s’il vous plaît !

Max Weber avait bien compris qu’un État qui veut harmoniser et améliorer la qualité des activités d’un grand nombre d’organisations d’un secteur doit développer une bureaucratie composée d'administrations. Mais le pouvoir de ses agents pour orienter les activités des organisations est en réalité assez limité.

Ils ne sont pas assez nombreux pour se rendre dans toutes les organisations et y faire procéder aux changements. Pour contrôler la conformité des activités aux normes de production attendues, la bureaucratie exige que les organisations produisent des papiers.

Dans le travail social, la liste de ces papiers est longue : projet d’établissement ou de service (à réécrire suite au décret du 29 février 2024), documents divers et variés à produire au fil des accompagnements pour prouver sa conformité aux critères du référentiel d’évaluation des ESSMS. Idem pour obtenir la certification Qualiopi pour les établissements de formation en travail social (EFTS), ou encore pour le projet personnalisé, le contrat de séjour, le livret d'accueil, etc.

Le papier n’est pas le réel

Avec le temps, les administrations ont fini par confondre les papiers avec le réel des pratiques, comme l'indique avec justesse David Graeber : « la réalité aux yeux de l'administration, devient celle qui existe sur le papier, tandis que la réalité humaine qu’elle est censée décrire est traitée, au mieux, comme un aspect secondaire ».

Autrement dit, dans l’esprit bureaucratique, une organisation conforme n’est pas une organisation qui a réellement changé ses pratiques (la bureaucratie n’a pas les moyens de le vérifier), mais une organisation qui fournit les papiers au bon format, au bon contenu, au bon moment.

Quand on demande aux travailleurs sociaux d'une organisation de produire des papiers qui prouvent la conformité de leur organisation aux normes, et que cette production n’a aucun impact sur leurs pratiques, ils deviennent alors des cocheurs de cases.

Les cocheurs de cases de David Graeber

Le concept de cocheurs de cases a été théorisé par David Graeber dans son célèbre ouvrage « Bullshit jobs ». C’est un des cinq types de bullshit job qu’il identifie. L’activité de cocheur de cases peut être résumée ainsi : produire des documents papiers dont le but est de prouver sa conformité aux exigences réglementaires, mais qui n’ont aucun impact réel sur la pratique. On les produit pour cocher les cases des référentiels ou de la liste des documents obligatoires.

Les types de bullshit job de Graeber ont été construits à partir de très nombreux témoignages de professionnels de différents pays travaillant dans différents secteurs de la société. Voyons celui de Betsy qui travaille comme animatrice dans un établissement équivalent à un Ehpad.

Betsy à l’Ehpad

« L’essentiel de mon travail consistait à interviewer les résidents pour noter leurs préférences personnelles dans un formulaire de loisir. Ensuite on rentrait ces données dans un ordinateur, après quoi on s’empressait de les oublier pour toujours ». Dans le travail de Betsy, ces documents n’ont aucun impact sur le choix des animations.

Graeber ne le précise pas, mais on peut penser que si on demande à Betsy de renseigner ces formulaires, c’est pour cocher la case d’un critère d’un référentiel quelconque, du genre « critère 3.1.23 : les souhaits d’animation des résidents sont régulièrement recueillis ».

Cela ne vous évoque rien ? Pensez aux nombreuses heures passées à actualiser des projets d’établissement ou de service pour être dans les clous. Papiers qui n’impactent pas les pratiques ou si peu, qui finissent au fond d’un tiroir, et que les autorités de tutelle et de contrôle n’ont généralement pas le temps de lire.

Pensez aux documents intitulés « projet personnalisé », qu’on remplit avec du jargon professionnel obscur parce qu’il faut les remplir, et que la complexité de la situation de la personne se prête mal à la formulation d’objectifs annualisés qui rentrent dans des cases.

Pensez aux formulaires qu’on remplit dans les EFTS pour chaque entretien avec un étudiant, pour prouver à l’auditeur Qualiopi qu’un suivi pédagogique est effectivement mis en place, même si, bien évidemment cet auditeur n’a pas les compétences pour dire si le contenu de votre accompagnement relaté dans le formulaire est pertinent ou pas. Peu importe, dans cette vision de la qualité, vous pouvez raconter n'importe quoi aux étudiants, il y a qualité si un papier prouve qu’un suivi pédagogique est effectif.

J’entends souvent dire qu’on peut donner du sens à la production de ces documents, c’est peut-être parfois le cas. Mais si les établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS) doivent faire un effort pour trouver un sens à ces papiers, n’est-ce pas la preuve qu’ils n’en ont pas ?

Perdre son temps quand on en manque déjà

Revenons à Graeber : « le plus triste, c’est qu’en général les cocheurs de cases sont tout à fait conscients que leur job n’aide en rien à la réalisation du but affiché, pire, il lui nuit parce qu’il en détourne du temps et des ressources ». Le temps consacré à produire les papiers, dont le véritable but est de montrer sa conformité pour pouvoir continuer à être financé, est autant de temps qu’on ne consacre pas à sa véritable activité.

L’activité de cocheur de cases ne constitue pas forcément l’essentiel des tâches des travailleurs sociaux de terrain. Mais, dans une période de pénurie de salariés, de difficultés en tout genre pour les professionnels, perdre son temps à produire des documents qui ne servent qu’à cocher une case d’un référentiel, mais qui n’ont aucun sens pour sa propre pratique, devient insupportable.

Alors que faire ?

Lors de la récente audition de Mathieu Klein, président du Haut conseil du travail social (HCTS), par la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale, une députée indiquait au sujet de la bureaucratisation du travail social que le législateur avait trop tendance à ajouter des réglementations, donc de la production de papiers, pour répondre à un problème qui se pose. Peut-être pourrions-nous alors commencer par limiter les exigences bureaucratiques, voire en supprimer certaines.

Reste qu’aujourd’hui, on ne peut pas ne pas produire ces documents sous peine de ne plus être autorisé à fonctionner. Une option un peu subversive existe.

C’est celle qui consiste à prendre ces documents pour ce qu’ils sont en réalité, c'est-à-dire de pures contraintes bureaucratiques, souvent absurdes, dont il faut se débarrasser le plus vite possible, en y passant le moins de temps possible et sans chercher à y trouver le moindre sens.

On limite ainsi l’activité de cocheurs de cases des travailleurs sociaux qui ont autre chose à faire de plus primordial : accompagner les personnes.

* Les tribunes libres sont rédigées sous la responsabilité de leurs auteurs et n'engagent pas la rédaction du Media Social.

Jean-LucGAUTHEROT
Ingénieur social
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