L'Ehpad public que dirige Eve Guillaume, en Seine-Saint-Denis, a la particularité d'accueillir des personnes plus jeunes qui ont un long parcours psychiatrique derrière elles. Mais les établissements pensés pour répondre aux défis du grand âge sont parfois démunis face à des situations compliquées.
Il est 9 heures et Monsieur Haji déambule sans but dans l'établissement, le regard dans le vide, les épaules légèrement en avant et les bras croisés dans le dos. Il a perdu au moins 10 kilos en quelques semaines et alterne les hospitalisations, depuis plusieurs mois, sans amélioration de son état de santé général.
Des résidents plus jeunes
À Lumières d'Automne, nous avons la spécificité d'accueillir des résidents ayant des pathologies psychiatriques vieillissantes. Ils représentent 30 % de nos résidents et ont été suivis tout ou partie de leur vie par le secteur psychiatrique. Mais à 70 ans, les pathologies du vieillissement viennent s'imbriquer aux pathologies psychiatriques existantes et commence alors un laborieux parcours où les médecins « somaticiens » doivent dialoguer avec les médecins spécialistes de la psychiatrie.
Trop jeune pour la gériatrie hospitalière
Au cours de leur séjour à Lumières d'Automne, nous tentons des hospitalisations en gériatrie pour réaliser un bilan complet. Bien souvent, on nous répond que le patient est trop jeune. Trop jeune pour la gériatrie hospitalière et pourtant déjà en Ehpad avec un niveau de dépendance qui a justifié cette entrée. Les traitements, les problématiques d'entretien personnel et de leur environnement au domicile ont précipité leur arrivée en Ehpad et il n'existe que trop peu de structures destinées à la psychiatrie vieillissante, étant déjà trop vieux pour beaucoup de foyers de vie.
Un dossier médical de quatre pages
Ils sont parfois parachutés chez nous en urgence, sans vêtements, sans effets personnels et avec un dossier médical de quatre pages. Un feuillet pour résumer 30 à 50 ans de prise en charge psychiatrique, cela paraît léger. Le psychiatre, la psychologue, le médecin traitant passent alors des heures au téléphone pour comprendre et retracer le parcours du résident.
Soignants pas formés
À leur arrivée, il y a un temps d'adaptation pour se faire à l'idée d'être entouré de « tous ces vieux » auxquels ils ne s'identifient pas. Parfois, les institutionnalisations récurrentes tout au long de leur parcours de vie facilitent cette intégration. Un établissement médico-social de plus ! Pourtant, notre établissement n'est absolument pas conçu pour ce public spécifique. Les soignants (aides-soignants, infirmiers, psychologue…) ont été formés à accompagner le grand âge et notamment les résidents ayant des troubles cognitifs de type Alzheimer. Ils ont pour leitmotiv l'empathie, le respect de la volonté du résident. Si un résident ne souhaite pas manger à la salle à manger ce soir, ne pas participer à une animation, ils se plient à faire en sorte que sa volonté soit respectée.
Changer de masque
Avec les résidents qui ont des pathologies psychiatriques, les soignants doivent repenser leur pratique, leurs habitudes. Pour beaucoup, ils ont besoin de règles définies et que l'on s'y tienne, d'être stimulés régulièrement. Les soignants ont l'impression d'être parfois des comédiens qui changent de masque en fonction du résident qui est en face d'eux. Une gymnastique pas toujours évidente.
Arrivée d'une psychologue
Depuis maintenant quelques années, nos soignants se forment à la prise en charge de la psychiatrie avec leur collègue des Ehpad publics du département qui accueillent le même public. La psychologue se rend à de nombreux congrès pour se former et actualiser ses connaissances. Et depuis septembre, nous avons le plaisir d'accueillir un médecin psychiatre de l'hôpital de Ville Evrard, en mission de service public. Il suit des résidents depuis plusieurs années dans notre établissement et a décidé de s'investir davantage. Sa présence est une véritable plus-value puisqu'il contribue à former les équipes et à les accompagner quotidiennement.
Hôpital de jour
Les résidents peuvent aussi bénéficier, selon leur pathologie et leur état de santé, d'un accompagnement en hôpital de jour. Une ou deux journées par semaine, ils se rendent ainsi au centre médico-psychologique de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) pour des activités thérapeutiques et un accompagnement personnalisé. Cela permet un meilleur suivi et parfois d'anticiper des évolutions de comportement liées à la pathologie ou au traitement.
Projet médico-soignant
Malgré tous ces outils, nous ne sommes qu'aux prémices de la mise en place de notre projet médico-soignant pour ces résidents dont Monsieur Haji est l'un des témoins. Les pathologies somatiques viennent perturber l'efficacité des traitements psychiatriques et les manifestations de la pathologie psychiatriques masquent les signes cliniques classiques de sa pathologie somatique.
Risque de perte de chance
Les allers-retours à l'hôpital et notamment aux urgences s'enchaînent sans que nos médecins ne parviennent à dialoguer avec les médecins de l'hôpital. Les examens nécessaires prennent du retard parce que le résident n'est pas assez calme ou à cause de diverses autres problématiques qui s'accumulent. On a le sentiment d'être incompris et impuissants. Être résident d'Ehpad peut déjà être une étiquette difficile lorsque l'on se présente à l'hôpital, mais être résident d'Ehpad de moins de 80 ans avec une pathologie psychiatrique, cela pourrait-il ajouter un risque de perte de chance ?
Repenser le parcours de l'usager vieillissant
Notre défi aujourd'hui est de construire un projet avec l'hôpital. Et pour cela, nous travaillons étroitement avec la filière gériatrique de l'hôpital de Saint-Denis qui est sensibilisée à cette difficulté. Notre ambition est d'innover et de repenser le parcours de l'usager vieillissant avec une pathologie psychiatrique sur le territoire de la Seine-Saint-Denis : service d'hospitalisation en cas de décompensation psychiatrique pour usager vieillissant, création d'habitat inclusif, places d'Ehpad hors les murs spécifiques pour ces usagers… Les réflexions s'annoncent passionnantes.
Carnet de bord : deuxième saison !
À l'automne 2020, nous ouvrions une rubrique hebdomadaire d'expression libre*. L'objectif est de permettre à des professionnels de raconter le quotidien de leur pratique, de faire réfléchir, voire d'ouvrir des débats. Pendant huit mois, Dafna Mouchenik (aide à domicile), Ève Guillaume (Ehpad), Laura Izzo (protection de l'enfance) et Christel Prado (département et handicap) ont ouvert la voie avec des textes qui vous ont souvent captivés. Elles ont accepté – qu'elles en soient remerciées – de poursuivre l'aventure. Évidemment, cette année ou la prochaine, de nouvelles plumes pourraient les rejoindre. Si ça vous dit, contactez-nous.
* Les propos tenus par les professionnels dans le cadre de ce « Carnet de bord » n'engagent pas la rédaction du Media Social.
À lire également :
- Madame "Je n'ai besoin de rien" fait de la résistance, par Dafna Mouchenik
- Protection de l'enfance : le temps de l'audience, par Laura Izzo
- Faire équipe malgré tout, par Christel Prado
À l'occasion des deux ans du Media Social, nous avons interviewé Ève Guillaume sur les raisons de sa participation au carnet de bord. Voir ci-dessous.