Le décès tragique d'Audrey Adam, travailleuse sociale tuée en service, laisse nombre d'intervenants sociaux démunis face à la question de la violence des usagers. Dans une tribune libre*, Marcel Jaeger, professeur émérite du Conservatoire national des arts et métiers (chaire de travail social), invite les équipes à se saisir du sujet.
La violence a été trop souvent posée comme une donnée secondaire au vu des objectifs qui occupent une place prioritaire dans les préoccupations professionnelles : la socialisation, le développement social, l’inclusion… Et en effet, le travail social repose sur le pari de l’acceptation de la différence et la possibilité de construire des relations sociales, d’une part en comprenant, d’autre part en contenant la violence.
Difficile compréhension de la violence
Pourtant, la compréhension de la violence suppose un effort particulier qui n’évacue jamais les doutes concernant aussi bien les comportements violents que les réponses à la violence. En ont témoigné les titres de plusieurs rapports : « Crient-ils de plus en plus fort ou sommes-nous de plus en plus sourds ? », réalisé par l’Association des instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques (AIRe, 2006) ou la recherche documentaire effectuée par le Cedias en 2011, « Des populations qu’on ne veut pas voir, pas entendre, pas comprendre ? »
Ces doutes justifient la place donnée à la référence à des valeurs dans les projets d’établissements et de services, à la formation qui permet d’interroger les évidences et à l’éthique face aux difficultés à se positionner, à décider entre les conduites à tenir. De ce point de vue, rien n’est acquis définitivement comme le montrent des formes de maltraitance encore trop fréquentes.
Mais l’approche compréhensive passe par une confrontation à des situations qui « dépassent l’entendement », au sens des savoirs constitués essentiellement académiques qu’il convient de dépasser au profit de savoirs expérientiels comme l’indique la définition du travail social donnée par le décret du 6 mai 2017.
Approche ethnographique du travail des éducateurs
Ainsi, un ancien éducateur de prévention, devenu formateur en travail social et anthropologue, David Puaud, a développé dans sa thèse une approche ethnographique du travail des éducateurs spécialisés auprès de jeunes ayant des comportements d’une violence extrême. Il évoque son propre rôle à l’occasion d’une affaire criminelle.
Il décrit en l’occurrence l’accompagnement éducatif d’un jeune suivi par les services sociaux à partir de l’âge de cinq ans jusqu’au moment où, âgé de 19 ans, il commet un crime dans des conditions horribles : avec un autre jeune, ils se saisissent d’un auto-stoppeur âgé d’une quarantaine d’années, l’enferment dans le coffre de la voiture, lui soutirent sa carte bancaire, le frappent à coups de pelle, le forcent à creuser sa tombe, lui brisent les doigts avec une pierre, l’émasculent, etc.
La cour d’assises traitera ces actes de « barbarie », exclura l’irresponsabilité et les condamnera en 2010 à la réclusion à perpétuité assortie d’une peine de sûreté de vingt ans. L’éducateur anthropologue est non seulement invité à témoigner, mais il devient un « ethnologue embarqué » [1], qui rencontre ensuite les jeunes en prison. Il tente d’expliquer leur violence par une « biographie psychosociale » et par l’analyse des rapports sociaux et judiciaires concernant la famille d’un des deux jeunes.
Capacités d'expertise des intervenants
Par la même occasion, le basculement de ce jeune devenu adulte dans le crime interroge les capacités d’expertise des différents intervenants : qu’en est-il, s’interroge David Puaud, des effets produits par un accompagnement de longue durée supposant une bonne connaissance des risques de passages à l’acte ?
Une question à laquelle, en réalité, personne n’a de véritable réponse, sinon la prédictivité des comportements et des situations réglerait le problème non seulement des passages à l’acte, mais aussi des récidives.
Même s’il n’a pas pour objectif de transformer ses observations ethnographiques en recommandations, David Puaud décrit des modes d’accompagnement éducatif qui ne sont pas très éloignées de ce que Fernand Deligny racontait dans « Graine de crapule - Conseils aux éducateurs qui voudraient la cultiver » (1945). On peut y ajouter de nombreux ouvrages dits « édifiants » : Henri Joubrel, « Ker-Goat, le salut des enfants perdus » (1947), « Mauvais garçons de bonnes familles » (1954), Gilbert Cesbron, « Chiens perdus sans collier » (1954), David Niget et Véronique Blanchard, « Mauvaises filles, incorrigibles et rebelles » (2016), etc.
Imprévisibilité croissante des manifestations de violence
Si les sociétés actuelles, dites post-modernes, font apparaître des troubles de l’identité, de nouvelles pathologies, des replis narcissiques liés à des pertes de sens, des « violences pathologiques extrêmes » dont parlait Maurice Berger, les mêmes interrogations se posent : que comprendre de ces formes exacerbées de comportements, comment les prévenir, comment les limiter ?
C’est l’occasion de souligner l’imprévisibilité croissante des manifestations de violence, sur fond d’individualisation et de dissociation des liens sociaux, dans une présence au monde qui n’exige plus aucune référence à des valeurs ou au contraire enferme dans des valeurs étrangères à la démocratie.
Augmentation du sentiment d'insécurité déjà relevée en 2001
En juin 2001, le Conseil supérieur du travail social (CSTS) adoptait le rapport « Violence et champ social ». Ce texte faisait état non seulement des violences à l'égard des « usagers », mais aussi de l’augmentation du « sentiment d'insécurité vécu dans l'exercice de la pratique professionnelle des travailleurs sociaux ». Plusieurs événements graves ont ponctué ce tournant dans les préoccupations officielles : une reconnaissance par l’autorité publique des difficultés dans lesquelles se trouvent les professionnels face à des personnes qu’ils accompagnent. Le rapport du CSTS annonçait clairement une crise de légitimité qui explique, pour une grande part, les options retenues par le législateur avec la loi du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale.
« Réel malaise » des travailleurs sociaux
Un peu plus tard, en 2005, est paru un document doublement signé par la Direction générale de la santé et la Direction générale de l’action sociale, « Souffrances ou troubles psychiques : rôle et place du travailleur social ». Ce texte revient sur le « réel malaise » des travailleurs sociaux « du fait de l’importance grandissante de situations qu’ils ont à traiter, dans lesquelles la dimension psychosociale des problèmes ou le trouble psychique de l’usager sont présents, de façon plus ou moins manifeste ».
Dans certains cas, expliquait-il, le mépris ou l’indifférence de ces usagers laissent place à une agressivité qui peut basculer dans une violence ouverte à l’encontre de ceux qui sont destinés les aider : les professionnels de l’action sociale et éducative. Après les « publics cibles », les « professionnels cibles » ?
Cela n’exclut pas de considérer que les agresseurs sont d’abord des victimes, que la violence vient d’abord des carences des institutions sociales, voire des maltraitances qu’elles génèrent. Mais l’explication est un peu courte si elle en reste là. Car elle fait peu de cas de la prise en compte de fonctionnements individuels particulièrement perturbés.
Aider les professionnels à faire face à la violence
De multiples documents ont déjà été élaborés et devront continuer à l’être pour aider les professionnels à faire face aux situations de violence. Les principes élémentaires sont à rappeler sans cesse : identifier et analyser les situations de tension pouvant conduire à de la violence, mettre en place des formations, en particulier sous la forme de temps de réflexion sur les pratiques et, lorsque les situations de violence l’exigent, contenir, isoler et dans certains cas, passer la main à la police et à la justice, ce qui suppose d’en parler en amont et beaucoup.
[1] David Puaud, Un monstre humain ? Un anthropologue face à un crime « sans mobile », Paris, La Découverte, 2018, p. 24.
* Les tribunes libres sont rédigées sous la responsabilité de leurs auteurs et n'engagent pas la rédaction du Media Social.
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