Notre rubrique hebdomadaire permet l'expression d'un professionnel sur son vécu. Cette semaine, Eve Guillaume, directrice d'un Ehpad en Seine-Saint-Denis, raconte comment son établissement, comme d'autres, se trouve de plus en plus en marge des services de médecine.
L’indifférence. C’est le sentiment qui me vient lorsqu’après une interview sur les difficultés en Ehpad, je découvre que la partie sur l’insuffisance de la prise en charge médicale des résidents a été coupée. Comme si savoir que la Seine-Saint-Denis est un désert médical et qu’à l’intérieur de celui-ci, l’Ehpad est une zone blanche, n’a rien d’extraordinaire.
Révolte au quotidien
Et pourtant, nous professionnels qui intervenons quotidiennement auprès de nos résidents, c’est peut-être ce qui nous révolte le plus dans notre quotidien. Derrière nos quatre murs, nous nous battons pour trouver un dentiste, une orthophoniste, un médecin qui accepteront de se déplacer.
Le 15 répond mal...
« C’est encore une aide-soignante d’un Ehpad qui nous appelle… ». Cette petite phrase anodine dite à l’autre bout du fil par un régulateur du Samu avec une pointe d’agacement, cette phrase culpabilisante et stigmatisante fait partie du quotidien d’une soignante en Ehpad. « Madame, le 15 m’a dit que je n’aurais pas dû appeler… Mais je n’ai pas vu d’autres solutions. Qu’est-ce que j’aurais dû faire ? » Alors, on s’applique à rassurer nos soignants.
Effectif de soignants
Rappelons le fonctionnement d’un Ehpad public de 80 résidents comme Lumières d’automne (Saint-Ouen) : une équipe de cinq infirmières et 24 aides-soignantes. Deux infirmières et dix aides-soignantes le matin ; une infirmière et quatre aides-soignantes l’après-midi, deux aides-soignantes la nuit. Des ratios qui déjà font des envieux dans d'autres établissements.
Arrivée d'un médecin salarié
Depuis début novembre, un médecin salarié intervient quelques jours par semaine pour prendre en charge une partie des résidents qui n’ont pas de médecins traitants. Elle participe aussi à quelques projets médico-soignants. Les autres résidents sont suivis par un médecin traitant de ville qui se déplace dans l’établissement. Trouver des médecins qui acceptent de se déplacer en Ehpad est de plus en plus rare. Ainsi, la majorité de nos résidents sont suivis par le même médecin qui fait preuve d’un engagement sans faille pour se rendre disponible dans l’établissement. Mais nous savons que dans quelques années se posera la question fatidique pour nous de son départ en retraite et par conséquent de son remplacement.
Pas de permanence médicale
La permanence médicale n’existe pas à ce jour dans un Ehpad autonome et nous ne faisons pas encore partie d’un dispositif expérimental d’infirmiers de nuit. Alors lorsqu’une urgence survient en l’absence du médecin salarié, soit le médecin traitant est disponible pour donner des recommandations ou se déplacer, soit il n’y a pas d’autre choix que d’appeler le 15.
À ce moment, la réaction exaspérée du régulateur devient l’angoisse de la soignante. Va-t-elle devoir encore se battre pour justifier son appel ? Et nous, directeurs, notre inquiétude est que la soignante décide de ne pas recourir au 15 par crainte de cette réaction, et qu’un drame se produise.
Erreur de diagnostic
Le mois dernier encore, une équipe de la protection civile a été envoyée par le 15 pour emmener un résident pour suspicion Covid. Pourtant, l’infirmière a répété plusieurs fois que le résident avait déjà eu le Covid en avril et que la raison de son appel était des vertiges avec une perte de connaissance et un comportement anormal. Mais comme le patient avait moins de 90 % de saturation, il a été étiqueté Covid et la protection civile a été envoyée. Il s’agissait finalement d’un infarctus sur un résident de moins de 70 ans. On ne peut s’empêcher de se demander si la prise en charge aurait été la même en provenance d’un domicile ?
Ignorance sur l'Ehpad
Il est arrivé à notre médecin salarié de se bagarrer elle-même avec ses confrères hospitaliers pour faire comprendre ce qu’est un Ehpad. Elle-même médecin urgentiste, le ton change immédiatement dès qu’elle leur explique qu’elle est habituellement à leur place et que par conséquent, elle sait pourquoi elle les appelle et ce qu’elle attend comme réaction. Il lui faut alors expliquer que le nombre de soignants pour un résident ne permet pas de mettre en place certaines surveillances ou certains traitements et que l’hospitalisation est nécessaire.
Dossier médical succinct
Monsieur Gondo est arrivé en août dans notre établissement. Il était auparavant hospitalisé dans un service psychiatrique d’un établissement du département. Comme souvent, le dossier médical qui nous a été remis, est très succinct. Malgré les appels multiples des infirmières à son service de provenance, nous ne parvenons pas à retracer l’historique médical du résident. Depuis des mois, il refuse de s’alimenter et perd du poids. Personne ne parvient à comprendre la situation jusqu’à l’arrivée de notre médecin salarié. En réalité, le patient nous a été adressé sans être stabilisé sur le plan psychiatrique après des mois d’hospitalisation. Somatiquement, elle découvre une pathologie à explorer, pour laquelle rien n’a été fait par l’établissement d’origine. « On nous a clairement refilé le dossier et débrouillez-vous », déclare le médecin exaspéré.
Falsification des documents
Une situation courante en Ehpad : la falsification des documents demandés à l’entrée pour faire penser que la situation est sous contrôle ou donner des informations parcellaires en espérant que l’on ne décèle pas immédiatement l’ampleur du problème. Et alors nous devons nous organiser avec peu de moyens médico-soignants.
Lieux de vie et besoins de soin
Nous répétons inlassablement que les Ehpad sont des lieux de vie et assez naturellement la dernière demeure de la majorité de nos résidents. Cependant ce sont des lieux de vie où les besoins en soins sont beaucoup plus importants. Ce terme ne doit donc pas justifier le peu de moyens médicaux mis à disposition de nos établissements. Il est plus que jamais nécessaire de donner la possibilité aux Ehpad de salarier des médecins prescripteurs, un poste plus attractif que celui actuel de médecin coordonnateur et qui n’empêche pas la participation au projet médical de l’établissement. Les médecins libéraux qui acceptent de se déplacer en Ehpad, sont de moins en moins nombreux. On ne peut donc se reposer sur cette organisation qui date d’une époque révolue où le public accueilli était moins dépendant.
Coopération Ehpad/hôpital
Le salariat nous offre aussi l’opportunité de penser l’organisation d’une astreinte médicale 24h/24 sur le territoire de manière à diminuer le recours au 15 et éviter tant que possible le passage aux urgences, qui on le sait, est délétère pour les personnes âgées.
Le travail que nous réalisons sur la prise en charge palliative avec le réseau de notre territoire, nous démontre que les coopérations entre les Ehpad et les hôpitaux sont une force. Il est plus que jamais nécessaire de renforcer la place des filières gériatriques des hôpitaux pour développer la prévention dans nos établissements et améliorer la connaissance mutuelle entre acteurs hospitaliers et médico-sociaux.
La crise sanitaire actuelle a mis en lumière ces difficultés quotidiennes. Il est plus que jamais nécessaire de prendre les décisions qui s’imposent pour qu’un résident en Ehpad ait le même accès au système de santé que tout citoyen.
Un Carnet de bord à quatre voix
Voici revenu le temps d'un confinement qui colporte interrogations professionnelles et périls sanitaires. Les missions du travail social et médico-social sont, chaque jour, remises sur la table et de plus en plus placées sous le regard du grand public. Si voici quelque temps, il était (peut-être) possible de vivre caché pour vivre heureux, ce n'est plus possible. Il faut exposer les situations, argumenter, se poser des questions. Qui mieux que les professionnels sont en mesure de nous rendre compte de leur vécu.
Ce n'est pas tout à fait une première pour Le Media social. Lors du premier confinement, nous avions proposé à Eve Guillaume, directrice d'Ehapd en Seine-Saint-Denis de tenir un carnet de bord hebdomadaire (lien pour le dernier texte). Les réactions de nos lecteurs furent très positives puisqu'on permettait à chacun de rentrer dans la « cuisine » d'un Ehpad.
Voilà pourquoi Le Media Social a décidé de prolonger cette expérience en lançant ce carnet de bord hebdomadaire à quatre voix, les voix de quatre professionnelles de secteurs différents. Pour « ouvrir le bal », nous avons demandé à Ève Guillaume (de nouveau), Christel Prado, Dafna Mouchenik et Laura Izzo de tenir à tour de rôle ce carnet de bord. Qu'elles en soient ici remerciées. Évidemment, ces chroniques appellent le témoignage d'autres professionnels. À vos claviers !
Les propos tenus par les professionnels dans le cadre de ce carnet de bord n'engagent pas la rédaction du Media Social.
Les carnets de bord précédents :
- Ehpad : la gestion de crise, mais jusqu'où ?, par Eve Guillaume
- Le temps et l'instant, par Christel Prado
- Aide à domicile : une non-intervention qui coûte cher, par Dafna Mouchenik
- À l'épreuve des liens : nouer ou délier ?, par Laura Izzo.